« Août quatorze » jugé par les lecteurs soviétiques
Ce recueil de critiques consacrées au plus important des ouvrages d’Alexandre Soljenitsyne paraîtra sans doute moins instructif à ceux qui s’attacheront aux appréciations portées sur l’œuvre littéraire qu’à ceux (plus intéressés par la vie soviétique que par sa littérature) qui voudront connaître l’accueil réservé par l’intelligentsia russe au dessein qui est à l’origine de la fresque historique dont Août quatorze constitue le premier « nœud ». La curiosité de ces derniers sera d’autant mieux satisfaite que les auteurs des articles réunis dans le recueil ont pu exprimer leur opinion en toute liberté : publiés en « samizdat » (ouvrages circulant sous le manteau), ils ont de ce fait échappé à la censure.
Nous ne pouvons malheureusement pas, dans le cadre de cette courte bibliographie, relever tous les jugements qui nous ont paru, à divers titres, curieux, significatifs ou intéressants. Nous nous bornerons à en citer quelques-uns, dont nous pensons qu’ils n’auraient pu être formulés par des critiques ou des lecteurs occidentaux.
Voici, par exemple, un reproche assez inattendu relatif à ce qu’on pourrait appeler la tonalité générale de l’ouvrage : on lui trouve un relent nationaliste par trop accusé et même agressif. L’auteur aurait le tort d’idéaliser le peuple russe et ses « vertus spécifiques » au-delà de ce qu’aurait exigé une stricte objectivité, de trop généraliser les cas particuliers de dévouement ou d’héroïsme, de chercher à réhabiliter, sans distinction, les bons et les méchants, pourvu qu’ils soient russes. Certains lecteurs paraissent choqués par ce manque d’internationalisme et de conscience de classe. Ils admettent que l’auteur puisse manifester sa sympathie pour le général Samsonoff, mais il devrait le faire, pensent-ils, avec plus de nuances, pour ne pas amoindrir la qualité des sentiments que lui inspire aussi le soldat Blagodariov.
Un autre reproche fait à l’auteur est le choix de l’époque où il situe son roman, et plus généralement le choix d’un thème historique, lorsqu’il y a « tant de problèmes brûlants, douloureux et non encore résolus dans la vie contemporaine ». Ce sentiment est-il à rapprocher du goût manifesté par beaucoup de Russes, même appartenant à l’intelligentsia, pour le réalisme socialiste en peinture ? Aurions-nous l’idée en France, de faire sérieusement grief à Jules Romains d’avoir situé au début du siècle les premiers volumes des Hommes de Bonne Volonté ?
À côté de ces réticences, un sujet d’étonnement. Il concerne l’analyse que fait Soljenitsyne, dans le domaine des idées, des champs de forces existant dans la société russe de 1914. Cette analyse est manifestement en contradiction avec celle que la plupart des Russes de moins de 60 ans croyaient définitivement acquise. Et même ceux qui en savent plus long sur cette période se montrent assez surpris et désorientés par l’optique de l’auteur pour apprécier des personnages tels que l’ingénieur Obodovski, ou le colonel Vorotynsev, et même la plupart des autres. Il y a là un témoignage de l’intérêt suscité par les origines de la révolution, mais aussi la preuve d’une information très insuffisante.
Il semble même que de nombreux lecteurs n’aient pris véritablement conscience de ce manque d’informations qu’en découvrant Août quatorze. Ils souhaitent que cet ouvrage contribue à la renaissance d’une conscience historique qui aurait disparu de la société russe. Il doit aider les Russes « à recevoir sereinement en eux-mêmes leur passé, surtout lorsqu’il s’agit d’un passé aussi important, aussi proche que le sont la guerre et la révolution… Il n’y avait rien et il y a soudain (avec Août quatorze) tant de choses… »
La richesse de l’œuvre dans le domaine de la connaissance des hommes et de leur histoire, sa densité spirituelle et philosophique, sont des appréciations qui reviennent dans presque toutes les critiques. L’une d’elles résume très bien ce sentiment : « …ce livre parle de l’essentiel, des destinées de la Russie, du sens de la vie de l’homme et du peuple ». Il semble d’ailleurs que sa diffusion, du moins dans les milieux de l’intelligentsia, ait été bien supérieure à ce que l’on imagine couramment. En tout cas, aucun des Russes qui a pu le lire ne semble être resté indifférent. ♦