Le texte ci-dessous est la reproduction de la communication présentée par l'auteur à l’Académie des sciences morales et politiques le 31 janvier 1977. Il s’élève ici contre l’extension abusive du concept de défense à tous les domaines de la politique et de l’économie. Plutôt que de consentir à un tel envahissement, c’est à la cohérence des objectifs et des moyens de ces divers domaines qu’il faut veiller. Ceci le conduit notamment à réfléchir à quelques questions déjà formulées il y a quelques mois par le Premier ministre concernant les interactions de l’économie et de la défense (cf. notre chronique défense en France : « Les rapports de l’économie et de la défense évoqués par M. Raymond Barre à l’IHEDN », novembre 1976) et il propose à cet effet une mesure concrète que nous laisserons au lecteur le soin de découvrir.
Défense et sécurité
En raison de l’ampleur et de la difficulté du sujet, je limiterai cette communication à l’exposé de quelques considérations qui me paraissent susceptibles de pouvoir éclairer les méthodes d’action. J’examinerai successivement :
1) Dans une première partie : la complexité et l’ambiguïté de la notion de défense. Complexité et ambiguïté qui expliquent sans doute pourquoi il a toujours été difficile de choisir nettement entre une conception étroite et une conception élargie.
2) Dans une deuxième partie qui sera un peu plus courte, j’essayerai de montrer que le problème à résoudre est moins d’élargir la notion de défense que de chercher en permanence à rendre cohérentes la politique militaire et les autres politiques. J’illustrerai mon propos par l’évocation de trois exemples empruntés au domaine économique.
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La complexité et l’ambiguïté de la notion de défense
Est-ce parce que la défense d’une nation ou d’une collectivité peut revêtir et revêt en fait des aspects multiples que le concept de défense ne parvient pas à faire l’objet d’une définition précise ?
Les dictionnaires se bornent à dire que la défense, c’est « l’action de se défendre », que défendre, c’est « venir au secours, en aide de ce qui est attaqué », et que l’attaque, c’est « l’action d’attaquer », de « diriger un acte de violence ».
Mieux vaut reconnaître d’emblée que pendant longtemps, la défense et la guerre ont été pratiquement confondues. La guerre, nous dit Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres moyens. Mao Tsé-toung exprimait la même idée quand il écrivait : « La guerre est un prolongement de la politique » (1).
Mais la guerre elle-même est une notion dont le contenu semble avoir profondément évolué avec le temps.
L’évolution du contenu de la guerre
Alors que jusqu’à l’époque napoléonienne, les guerres furent menées par une armée réduite, le XIXe siècle, puis le début du XXe siècle ont inventé et mis en application un nouveau concept, celui de guerre totale. Au cours de la première et surtout de la deuxième guerre mondiale, toutes les ressources économiques et toute la population furent en effet mobilisées par les nations belligérantes.
L’histoire des trente dernières années nous a apporté de nouveaux enseignements. Depuis 1945 l’évolution du monde, issue de ce que l’on appelle communément et commodément le fait nucléaire, a certainement contribué à atténuer très fortement la coupure traditionnelle entre l’état de paix et l’état de guerre pour donner naissance à une situation ambiguë que l’on qualifie de « paix armée ».
Il est déjà frappant de constater que les Américains n’ont pas fait usage de la suprématie nucléaire absolue dont ils ont bénéficié jusqu’au 12 août 1953. date de la première explosion de la bombe H soviétique.
Aujourd’hui, l’équilibre de la terreur qui résulte de ce que les deux superpuissances disposent de moyens de destruction considérables et équivalents semble avoir encore davantage éloigné les risques d’holocauste nucléaire.
Sans doute, serait-il hasardeux de tirer de cette situation la conclusion que le danger d’une guerre atomique est à tout jamais écarté. Ainsi que l’a souvent rappelé M. Raymond Aron. nous vivons en effet dans un « univers étrange », créé par « des armes qui n’ont d’autre fonction que d’empêcher leur emploi effectif », mais qui « ne remplissent leur fonction que dans la mesure où subsiste la possibilité de leur emploi » (2). De cette analyse découle l’angoissante question de savoir si, à mesure que le temps passe, la menace, pour rester, comme ont dit « crédible », ne devra pas un jour être effectivement mise en application.
Si l’on écarte toutefois des spéculations sur l’avenir pour n’observer que l’histoire contemporaine, tout semble s’être passé comme si le blocage nucléaire avait en quelque sorte favorisé les autres formes de violence.
Les dépenses militaires représentent aujourd’hui plus de 6 % de toute la production mondiale, taux jamais atteint dans le passé et le nombre des guerres n’a jamais été aussi élevé qu’à l’époque actuelle. Mais tous ces conflits sont restés au niveau sub-nucléaire, ils n’ont fait appel qu’à des armements conventionnels.
Par ailleurs, l’histoire récente a surtout confirmé qu’il existe d’autres formes d’affrontements, moins spectaculaires, apparemment moins dangereux mais tout aussi efficaces que les affrontements armés sans en comporter les mêmes inconvénients pour celui qui les conduit. Après avoir connu la « guerre psychologique », la « guerre des ondes ». ne parle-t-on pas de plus en plus de « guerre économique », de « guerre des monnaies », de « guerre du pétrole » et, depuis peu — si vous me permettez cet emprunt à une langue étrangère — de « food power » ?
C’est dire que les vulnérabilités sont multiformes. Bien qu’il n’y ait eu aucun échange de coups directs entre l’Ouest et l’Est. Soljénitsyne va jusqu’à considérer que la troisième guerre mondiale est commencée et que nous sommes d’ailleurs en train de la perdre. De même, les tensions Nord-Sud qui résultent de l’inégale répartition des ressources entre les pays producteurs et les pays consommateurs de matières premières sont souvent présentées comme l’une des manifestations les plus actuelles de la guerre économique.
Même pour ceux qui ont tendance à ne reconnaître de véritable efficacité militaire qu’aux armes atomiques, il apparaît que « s’il y avait un jour confrontation, elle se déroulerait sur d’autres terrains que celui de la bataille » (3), ce qui conduit, par parenthèses, à se demander si les centaines, voire les milliers de livres qui ont déjà été consacrés à la stratégie nucléaire ne l’ont pas été au moins en partie inutilement dans la mesure où ils ont, en quelque sorte, privilégié l’hypothèse la plus irréelle en négligeant d’étudier toutes les autres formes moins invraisemblables de violence.
Dans son ouvrage consacré aux problèmes contemporains de Défense Nationale, le Professeur Raoul Girardet, après avoir analysé l’évolution apparue dans la nature des conflits depuis un siècle, estime que la défense s’est progressivement « socialisée » à mesure qu’elle s’est « déspécialisée », « l’habitude de réduire les tâches de la défense aux seules activités des forces armées tendant à devenir de plus en plus périmée » (4).
Aussi peut-on comprendre que dans un pays comme la France, pays de fortes traditions militaires mais où la défaite a pu être considérée par certains comme une tradition non moins forte, le législateur se soit efforcé, depuis déjà longtemps, d’élargir le concept de défense afin de ne pas le réduire strictement à ses seuls aspects militaires.
Comment ces efforts ne sont-ils traduits dans le droit positif ?
Les efforts pour introduire le concept de défense élargie dans le droit positif
Il est difficile de dater avec exactitude l’origine de l’expression « défense nationale ». Celle-ci doit se situer, en tout état de cause, bien avant la première guerre mondiale. On la trouve dans l’intitulé du gouvernement insurrectionnel qui se forma le 4 septembre 1870 au lendemain de Sedan. Elle fut préférée au mot « guerre » pour plusieurs raisons.
Tout d’abord pour des raisons psychologiques. Dans la thèse qu’il a consacrée à l’organisation de la Défense Nationale, le Professeur Bernard Chantebout note avec humour que ce souci psychologique fut particulièrement évident lors de l’émission des Bons du Trésor pendant le premier conflit mondial. Ces bons portèrent le nom de « Bons de la Défense Nationale », car si on les avait appelés « Bons de guerre », il est très vraisemblable que leur rendement eût été moindre. « La guerre, aux yeux de beaucoup, est une chose mauvaise en soi ; la défense de la Nation, de la Patrie, au contraire, est sacrée ; on hésite à financer une guerre, on ne peut refuser de souscrire pour la défense » (5).
Les autres raisons sont des raisons de pure commodité. Avant la première guerre mondiale, le mot « guerre » ou le mot « armée » désignait uniquement l’armée de terre (d’ailleurs, aujourd’hui encore dans les pays anglo-saxons, « Army » veut dire armée de terre). Or les nécessités de la conduite des opérations obligèrent bien d’autres ministères ou organismes à se consacrer aux affaires militaires. Dès lors, il fallut trouver un terme générique pour les désigner en s’épargnant une longue et fastidieuse énumération. Les mots « Défense Nationale » s’imposèrent tout naturellement et furent retenus pour désigner les différents organes administratifs créés par le décret du 3 avril 1906 et la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre. C’est également sous la IIIe République qu’apparut pour la première fois en 1932 un « ministre de la Défense Nationale » dont le titre vint remplacer celui de « ministre de la Guerre ». Abandonné pendant quelque temps, le titre fut repris en 1936.
La Constitution de 1946 chargea explicitement le Président du Conseil de la « direction des forces armées » et de la « mise en œuvre de la Défense Nationale ». Mais cette disposition ne fut pas appliquée car tous les gouvernements de la IVe République utilisèrent une autre disposition constitutionnelle permettant au Président du Conseil de déléguer ses attributions en matière de Défense Nationale à un ministre spécialisé entouré de secrétaires et de sous-secrétaires d’État.
La Ve République a-t-elle été plus heureuse dans ces efforts pour acclimater le concept d’une défense élargie ?
La Constitution de 1958 déclare que le Président de la République « est le chef des armées » (article 15), tandis que le Premier ministre « est responsable de la Défense Nationale » (article 21).
Cette redondance des responsabilités témoigne de l’embarras du législateur et symbolise dans le domaine de la défense la dyarchie des pouvoirs instituée par le régime de la Ve République. Dans la mesure où les armées ne sont qu’un des volets de la Défense Nationale, une analyse littérale de la Constitution issue du référendum de 1958 pouvait même laisser penser que le Premier ministre allait être doté de pouvoirs plus importants que le Président de la République.
Les responsabilités éminentes du Président de la République furent toutefois précisées par l’ordonnance du 7 janvier 1959. « La politique de la défense est définie en conseil des ministres » et « les décisions en matière de direction générale de la défense sont arrêtées en comité de défense » (article 7). Pour importantes qu’elles soient, ces dispositions innovent peu, même par rapport aux Constitutions antérieures, puisqu’elles signifient, en un mot. que le Président de la République est le chef militaire suprême.
La véritable originalité de la Ve République — semble-t-il — c’est d’avoir donné au terme de « défense » une définition légale. L’ordonnance du 7 janvier 1959 dit que la défense « a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ». Cette définition donnée par le législateur est intéressante, mais elle n’a jamais, à notre connaissance, été précisée. Qu’appelle-t-on « intégrité du territoire » ? Cette notion doit-elle s’entendre de la seule métropole ou doit-elle également englober l’outre-mer ? Quant aux diverses « formes d’agression », devait-on considérer par exemple que le quadruplement du prix du pétrole et l’embargo sur les livraisons en étaient une ? Enfin, la « vie de la population » doit-elle être comprise uniquement comme s’opposant à la mort ou doit-elle également concerner le « genre de vie » et le « niveau de vie » ?
Sans doute, de nombreux textes sont-ils venus compléter l’ordonnance de 1959. Mais ces textes ont été élaborés « par des organismes placés sous l’influence prépondérante des armées » (6) et ont notamment introduit de nouvelles notions comme « la défense civile » ou la « défense économique » dont on voit mal la signification réelle. Sous le terme générique de « défense civile », on s’est borné à regrouper des missions déjà nettement définies et individualisées, comme le maintien de l’ordre ou la protection civile. Quant à la « défense économique », elle ne pourrait avoir de réalité que si elle était conçue comme la mobilisation des ressources en vue d’une guerre, ce qui nécessiterait que l’on ait préalablement précisé non seulement la nature mais surtout la durée prévisible des conflits auxquels la nation devra faire face. Or, il est extrêmement difficile d’apporter ces précisions, compte tenu tout à la fois de l’incertitude des menaces potentielles et de l’importance capitale donnée à la dissuasion nucléaire dans les hypothèses stratégiques.
Enfin, l’on doit noter que, malgré sa nouvelle titulature, l’actuel ministère de la Défense conserve les mêmes attributions que l’ancien ministère des Armées lequel était chargé, aux termes d’un décret de 1962, de « la préparation des armées à la guerre ».
L’insuccès de toutes ces expériences atteste que la résistance des faits l’a emporté sur les novations juridiques. Ainsi que le constatent les éminents juristes qui se sont penchés sur ces questions, la césure que les constituants successifs avaient voulu éviter entre la politique de défense et les autres politiques, c’est-à-dire entre les responsabilités militaires et les responsabilités civiles, est demeurée pratiquement entière. S’il en est ainsi, c’est sans doute que la Défense conserve encore aujourd’hui pour « l’immense majorité des citoyens et même du public averti un sens rigoureusement militaire » (7).
Le concept de défense élargie est peut-être intellectuellement fondé, mais il est pratiquement inexploitable
Est-ce malgré ou en raison même de ces échecs que. depuis quelque temps, l’on assiste à de nouvelles tentatives pour accréditer la conception d’une défense élargie ?
Une première école — la plus extrémiste — plaide pour une « civilisation » totale de la défense. C’est ainsi qu’un ancien officier général estime que « la défense est une affaire essentiellement civile » puisqu’elle consiste « en tout ce que la nation peut faire en temps de paix sans aller jusqu’à la guerre » (8). De même, un brillant économiste a pu soutenir fort sérieusement l’idée selon laquelle la meilleure défense devrait consister à supprimer purement et simplement toutes les forces armées (9).
L’on ne pourrait suivre ces analystes que si l’on devait considérer le rôle des moyens militaires comme purement défensif. Or non seulement ceux-ci constituent « l’ultima ratio », mais ils font également partie intégrante de la puissance au même titre que les moyens économiques et culturels et peuvent également présenter pour la population concernée un aspect psychologique non négligeable dans la mesure où ils contribuent à donner le « sentiment de la sécurité ». De plus, il ne faut jamais perdre de vue que l’armée a toujours exercé des fonctions autres que militaires, notamment dans le domaine social. Même si les menaces externes s’évanouissaient toutes comme par enchantement, l’armée ne disparaîtrait pas pour autant. En ce sens, l’on peut dire avec Etienne Borne que l’antimilitarisme est impossible.
Une deuxième école redécouvre et tente de revitaliser de vieilles théories bien antérieures à l’ère nucléaire dont on pourrait trouver de nombreuses applications dans la chronique des siècles. Elle ne nie pas que certaines guerres soient l’affrontement sanglant des armées et que d’autres ne puissent être conduites qu’avec toute la puissance de la nation. Mais, précisément, parce qu’elle pense, toujours avec Clausewitz, que la guerre est un caméléon, elle considère que la typologie traditionnelle — guerre classique, guerre nucléaire, guerre révolutionnaire — est incomplète et qu’il convient d’y ajouter les autres formes de violence susceptibles de perturber les relations entre États.
Après avoir relu de célèbres auteurs comme Bodin, Montchrestien ou Adam Smith, les tenants de cette école cherchent à réactualiser la théorie de Lidell Hart sur les stratégies indirectes. Ce faisant, ils arrivent tout naturellement à inverser la célèbre formule de Clausewitz.
Ont-ils tort ? Ont-ils raison ? Alors que les inversions sont généralement comiques, l’on doit bien reconnaître que celle-ci ne l’est pas. Si l’on ne provoque aucun rire en disant que « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », c’est sans doute que cette proposition traduit une indiscutable réalité.
Mais à vouloir trop élargir le concept de défense, n’est-on pas amené insensiblement à l’étendre à tous les aspects de la politique nationale ? À la limite et pour parler concrètement, cette conception devrait conduire logiquement dans un pays comme la France à transformer les conseils de planification en conseils de défense ou inversement, ce qui ferait céder par là-même et sans raisons suffisantes à une sorte de complexe obsidional. Pour reprendre la brillante formule du Professeur Chantebout, « si la défense nationale est partout, elle risque de n’être nulle part ».
Faut-il alors rejeter la notion de défense élargie au nom de la pureté des concepts ? Cette conception nous paraît devoir être abandonnée, non pas par respect de je ne sais quel esthétisme intellectuel, mais tout simplement parce qu’elle est, hic et nunc, pratiquement inexploitable.
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La cohérence entre la politique militaire et les autres politiques (trois exemples empruntés au domaine économique)
Faut-il rappeler une évidence ? La défense nationale mise en pratique se confond nécessairement avec la politique nationale prise dans son ensemble dans la mesure où la responsabilité première de l’État consiste à assurer la sécurité de la Nation.
C’est dire que, plutôt que de chercher à transposer vainement les impératifs militaires dans les autres domaines de l’activité nationale, il paraît plus utile, si l’on veut assurer une véritable sécurité, de s’interroger en permanence sur les cohérences et les compatibilités entre la politique militaire et les autres politiques, tout en conservant à chacune sa spécificité propre.
Ce problème de la cohérence se pose à l’égard de toutes les politiques.
C’est ainsi que le secrétaire d’État auprès du ministre de la Santé (Action Sociale) a pu écrire récemment que « la multiplication des inadaptés, des pauvres, des exclus nuit gravement à la défense en amenuisant la capacité potentielle de la collectivité nationale ».
De même, la cohérence à l’égard de la politique étrangère est tout à fait essentielle. Il suffît de se rappeler, pour le déplorer, que pendant la période antérieure à 1940 trop peu de responsables s’interrogèrent sur le point de savoir si le choix militaire de la ligne Maginot était cohérent avec l’autre choix — diplomatique celui-ci — d’une alliance entre la France et les pays situés à l’Est de l’Allemagne.
Dans l’ordre économique, la formidable expansion qu’a connue le monde depuis trente ans a dispensé de procéder à certains choix. Mais si leur rythme de croissance devait se ralentir durablement, les économies occidentales seraient contraintes de se plier à de nouvelles disciplines, encore que les habitudes et les comportements seront lents à se modifier. C’est ainsi qu’on peut se demander, par exemple, si la crise de 1973 a fait prendre conscience aux chantres de l’indépendance nationale que nous importons plus des trois quarts de notre énergie alors que le coefficient de dépendance était deux fois moins élevé quinze ans plut tôt ?
« L’indépendance ne repose pas seulement sur les moyens de défense » peut-on lire dans Démocratie Française. Cette analyse rejoint les propos de l’ancien secrétaire d’État américain pour qui « les considérations de sécurité et d’économie sont étroitement imbriquées et ne peuvent être traitées séparément ».
Faute de temps, seuls quelques aspects des actions et interactions entre l’économique et le militaire retiendront rapidement ici notre attention (10). En évoquant récemment cet immense sujet, l’un des meilleurs économistes français qui est aussi Premier ministre, a suggéré que des réflexions approfondies puissent permettre de répondre à trois questions d’importance capitale.
Le prélèvement maximum des ressources nationales au profit des armées
La première question était formulée en ces termes : « Quelle est la part maximum des ressources nationales qu’un pays peut, dans une période donnée, consacrer à sa défense sans pour autant freiner l’expansion de son économie et, par voie de conséquence, son effort de défense à plus long terme ? »
Les théories sont d’un faible secours pour répondre à cette question. Les marxistes et les keynésiens. notamment, retiennent une approche trop globale. Par ailleurs, les études économétriques font souvent défaut.
Des enquêtes menées par Edmond Malinvaud sur les causes de la croissance française, il semble résulter que, sur une longue période, les dépenses militaires ont eu un effet négligeable sur la croissance économique.
Sur la courte période, il est certain, en revanche, que les variations du niveau des dépenses militaires peuvent avoir des répercussions sensibles sur l’activité économique. Mais ces répercussions sont évidemment très différentes selon que l’on se trouve dans une conjoncture de plein emploi, ou au contraire, de chômage. Des études récentes ont pu établir que, dans plusieurs pays occidentaux, au moment du réarmement consécutif à la guerre de Corée, l’augmentation de la part du produit national consacré aux dépenses de défense s’était accompagnée d’une réduction des taux de croissance de l’économie (11).
À l’inverse, sous le régime hitlérien, la relance spectaculaire de l’économie allemande a pu être réalisée par le docteur Schacht grâce au programme de réarmement. Henri Aujac en a clairement décrit le mécanisme. Il observe que dans les hypothèses de ce type, chaque consommateur peut se procurer davantage de beurre et que, par-dessus le marché, les pouvoirs publics disposent alors de canons.
Pour intéressantes qu’elles soient, ces études devraient être complétées par des comparaisons internationales faisant apparaître dans quelle mesure l’évolution divergente des taux de croissance est imputable à l’importance plus ou moins grande des dépenses militaires. À cet égard, on peut se demander si l’expansion beaucoup plus forte des pays européens et du Japon depuis la fin de la deuxième guerre mondiale par rapport à celle des États-Unis n’est pas largement imputable au fait que les Européens et surtout les Japonais ont dépensé pour leur défense des sommes beaucoup plus faibles que les Américains.
De même, au moment où le soutien d’une partie de l’économie peut être satisfait grâce à une augmentation de la demande étrangère de biens d’armements, il conviendrait d’étudier avec soin dans quelle mesure le réarmement des autres ne comporte pas le risque économique, mais aussi stratégique, d’une trop grande dépendance vis-à-vis de l’étranger. Les impératifs commerciaux peuvent se trouver en conflit avec les impératifs de sécurité. La création récente en France d’un conseil de politique nucléaire a répondu au souci d’arbitrer ces conflits dans un secteur particulièrement sensible.
La connaissance de ces phénomènes est indispensable pour éclairer les choix tout en laissant entièrement à l’appréciation du pouvoir politique une difficulté fondamentale tenant à ce que le niveau d’allocation d’une partie des ressources nationales au profit des forces armées n’est jamais évident car il résulte d’un arbitrage entre des affectations concurrentes qui sont toutes légitimes. Cet arbitrage est d’autant moins commode que, au contraire des besoins civils qui peuvent être assez aisément « objectivés », l’expression des besoins militaires est toujours entachée d’une grande part d’arbitraire du fait qu’il n’existe pas et qu’il n’existera probablement jamais d’instrument scientifique de quantification des menaces. À cet égard, le pouvoir politique qui ne dispose pas de moyens d’analyse qui lui soit propre est toujours dans une position de faiblesse vis-à-vis des états-majors qui ont une tendance naturelle, soit à se « couvrir » en grossissant démesurément leurs besoins — tel fut le cas, semble-t-il, aux États-Unis lors du « missile-gap » sous la présidence de John Kennedy — soit, à l’inverse, à les minimiser pour s’attirer les bonnes grâces de gouvernements exagérément portés au pacifisme, comme ce fut le cas en France pendant les années qui précédèrent la débâcle de 1940.
La productivité des dépenses militaires
Venons-en à la deuxième question posée par le Premier ministre. « Toutes les dépenses militaires n’ont pas le même effet sur la croissance économique. Certaines ont une productivité qui. pour être difficile à évaluer, n’en est pas moins élevée ». Aussi serait-il utile « d’entreprendre l’étude approfondie des retombées militaires enregistrées dans les secteurs nucléaire, électronique et de l’aérospatiale ».
En l’état actuel de nos connaissances, il est encore plus difficile de répondre à cette question qu’à la précédente.
D’une manière générale, l’on doit considérer que la répartition du budget militaire entre dépenses de recherche-développement et dépenses de fonctionnement est au moins aussi importante, du point de vue de son influence sur l’économie, que le montant total du budget militaire exprimé en pourcentage du produit national brut.
En effet, ainsi que l’ont montré les études d’Edward Denison sur la croissance aux États-Unis, une part notable de la croissance est imputable au progrès technique. Pour ce qui concerne la France, Jean-Bernard Pinatel a tenté de démontrer dans l’Économie des Forces que « les crédits militaires de recherche-développement ont activement contribué à la croissance française dans les années soixante ». Ces études mériteraient d’être complétées. Mais avant de les entreprendre il conviendrait au préalable de faire en sorte que les dépenses militaires soient correctement prises en compte dans la comptabilité nationale. Il ne semble pas, du moins en France, qu’un véritable dialogue se soit instauré, à cet égard, entre les militaires et les économistes.
Coût budgétaire et coût global
Enfin, le Premier ministre a formulé une troisième recommandation. « Il serait souhaitable, aux moments où sont décidées les grandes orientations de notre politique de défense, d’éclairer les choix qui seront faits non seulement en termes de coût budgétaire, mais aussi et surtout, en termes de coût global pour la Nation ».
Si cette recommandation était suivie d’effet, elle introduirait une novation tout à fait capitale dans nos habitudes de penser car il faut reconnaître que jusqu’ici les questions militaires ont toujours été traitées en termes purement budgétaires.
Le problème du service national est l’exemple-type de ceux qui n’ont jamais fait l’objet d’une approche globale. Le choix entre une armée de métier et une armée de conscription, ou si l’on préfère entre une armée de professionnels et une armée d’amateurs, se résume le plus souvent à la conclusion suivante : une armée de métier coûterait plus cher qu’une armée de conscription. Cette proposition n’est exacte que si l’on raisonne en coût budgétaire. Si l’on raisonnait en coût global pour la collectivité, la conclusion ne serait plus nécessairement la même. Il est vrai que, dans la conjoncture actuelle, l’on peut considérer qu’« un soldat coûte moins cher qu’un chômeur ». En revanche, dans une conjoncture de plein emploi, tout conscrit est retiré du circuit de production. Même si son coût budgétaire est relativement élevé, le manque à gagner économique, en termes de production, n’est pas négligeable. Toute la question est donc de savoir si ce manque à gagner est ou non supérieur au coût budgétaire.
D’aucuns pourront estimer qu’il n’y a pas lieu de regretter l’absence d’une étude de ce type dès lors que la perspective d’un retour au plein emploi n’est pas immédiate et que le principe de la conscription se trouve quasi unanimement défendu par la classe politique et par l’opinion, au point qu’une telle unanimité devrait faire rêver ceux qui souhaitent plus modestement l’instauration de majorités d’idées. L’économiste, en revanche, peut, à bon droit, déplorer une telle lacune.
Plus généralement, l’on peut estimer que l’abandon d’une optique purement budgétaire serait facilitée si la programmation militaire était mieux reliée qu’elle ne l’est actuellement à la programmation civile.
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Les problèmes évoqués par le Premier ministre n’épuisent certes pas la liste des questions à examiner sous l’angle de la cohérence entre la politique de défense et la politique économique.
Mais ces problèmes sont essentiels. Il convient de les étudier aussi scientifiquement que possible si l’on souhaite — pour reprendre l’expression utilisée par Jacqueline Grapin et Jean-Bernard Pinatel dans un ouvrage récent (12) — « concilier le développement et la sécurité ».
Sans doute, pourra-t-on objecter que la cohérence entre les différentes politiques trouve déjà son expression dans la définition de la politique nationale définie en Conseil des ministres.
Mais il nous semble que, tout en gardant à la défense, conformément au sens commun, sa signification spécifiquement militaire, cet objectif pourrait être facilité s’il était confié à un Conseil National de Sécurité. ♦
(1) De la guerre prolongée (1933) et la stratégie de la guerre révolutionnaire en Chine (1941).
(2) Raymond Aron : « Penser la guerre, Clausewilz » - Tome II - « L’âge planétaire » Gallimard.
(3) Pierre M. Gallois : « L’Adieu aux Armées » - Albin Michel.
(4) Raoul Girardel : « Problèmes contemporains de défense nationale » - Dalloz.
(5) Bernard Chantebout : « L’organisation générale de la défense nationale en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale » - Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence.
(6) Bernard Chantebout - Op. cit.
(7) Bernard Chantebout - Op. cit.
(8) Paul Bccam - La Défense n’est pas la guerre - Esprit octobre 1975.
(9) Serge-Christophe Kolm - Une France civilisée - Le Monde 25 mars 1975.
(10) Cf. C. Lachaux : « Économie et défense » - Revue Défense Nationale - avril 1976 - et J. Perget : « Pour une intégration des dépenses militaires dans la stratégie économique et financière de la Nation » - Revue Défense Nationale - novembre 1976. (N.D.L.R.)
(11) Jean-Bernard Pinatel : « L’Économie des Forces » - Fondation pour les études de défense nationale.
(12) Jacqueline Grapin et Jean-Bernard Pinatel - La guerre civile mondiale (Calmann-Lévy).