Les causes de la Première Guerre mondiale
Dans les rayons des librairies, ce livre au format de poche attire l’œil de l’historien en quête de nouveautés bibliographiques par un titre en gros caractères : Les causes de la Première Guerre mondiale. Est-ce un écrit du type « cours de Sorbonne » ? Est-ce un nouvel ouvrage polémique s’ajoutant aux nombreuses interprétations déjà formulées au sujet de la crise de juillet 1914 ? Il n’en est rien. Le minuscule sous-titre porté sur la jaquette « Essai d’historiographie » doit donc retenir l’attention. Mais en fait Droz ne nous donne la teneur exacte de son livre qu’au cours de son introduction : les thèses du professeur Fritz Fischer, de l’université de Hambourg, sont à la fois le prétexte et le thème central de cette étude.
L’ouvrage de Fischer, Griff nach der Weltmacht, publié en 1961, a été traduit en français en 1970 sous le titre Les buts de guerre de l’Allemagne impériale avec une préface de M. Jacques Droz. Il provoqua une intense émotion qui, débordant le cadre des spécialistes, toucha l’opinion allemande dans son ensemble : on a pu parler d’une « cause célèbre », d’une « affaire Dreyfus allemande ». En soutenant que l’impérialisme allemand avait été responsable de la Première Guerre mondiale, comme il l’avait été de la seconde. Fritz Fischer jetait le trouble dans la conscience politique de ses compatriotes. Était-il possible d’admettre qu’il y ait eu, en 1914 et en 1940, la même volonté de dominer le monde ? Était-il possible d’admettre que toute la politique allemande, depuis le début du XXe siècle n’était qu’une phase introductive à la volonté dominatrice des nationaux-socialistes ?
En 1969, Fischer, s’appuyant sur de nouveaux travaux de ses élèves, franchit un nouveau pas et publie Krieg der Illusionen (La guerre des illusions), dans lequel il fournit les raisons qui avaient amené, selon lui, le gouvernement à une volonté délibérée d’agression. Le but de M. Jacques Droz est de faire le point sur les débats qu’ont provoqués les livres de Fischer et sur les directions de recherche qu’ils ont ouvertes. À travers son étude fort documentée, il apparaît nettement que Fischer rompt avec l’historiographie allemande non seulement quant à la réponse donnée au problème des responsabilités de l’Allemagne en 1914, mais encore sur le plan des principes d’analyse.
Entre les deux guerres mondiales, l’historiographie allemande s’était constamment préoccupée de laver l’Allemagne de la responsabilité dont l’article 231 du traité de Versailles l’avait chargée et dont il avait fait dépendre le système des réparations qui lui avait été imposé. Dans cet esprit, et sous le contrôle d’une sous-section du ministère des Affaires étrangères, la thèse de l’innocence de l’Allemagne se développe, propagée par Alfred von Wegerer et sa revue Kriegsschuldfrage, ou encore par Hermann Lutz. Même après la chute de Hitler, cette thèse n’est pas remise en cause ; il était admis que Hitler était responsable de la crise de 1939, mais on gardait bonne conscience en ce qui concernait 1914. Seuls quelques historiens dont Gerhard Ritter soulignaient le lien entre le caractère militariste de la société et du gouvernement en Allemagne et la montée de l’impérialisme.
C’est dans ce climat que paraît le premier livre de Fischer. Aussitôt une sorte de polémique s’engage autour de l’interprétation qu’il donne des origines du conflit de 1914, ainsi que sur le problème des buts de guerre eux-mêmes. Mais au centre des deux problèmes se trouve la personnalité de Bethmann-Hollweg. Fischer répond en insistant dans Krieg der lllusionen sur la continuité de la politique allemande, et sur l’unité de la pensée de Bethmann-Hollweg. De même, il met en cause les conceptions traditionnelles de l’historiographie allemande, son attachement à « l’historisme », sa croyance dans le « primat de la politique extérieure ».
Ce grand débat, Droz nous le fait revivre avec beaucoup d’érudition et souvent sur le ton de la chronique, reliant sans arrêt les diverses thèses aux problèmes politiques généraux de l’époque, nous brossant à l’occasion une rapide biographie des protagonistes. Est-il un simple observateur ? Certes non, l’exposé est en fait une plaidoirie en faveur de Fischer, « historien au courage lucide qui, bousculant les tabous reçus, a suscité chez son peuple un ample examen de conscience et une révision totale de l’image qu’il se faisait de son récent passé ». Toutefois l’auteur met en garde contre une interprétation trop systématique de la notion de continuité dans la politique allemande entre 1914 et 1939, « l’histoire ne devait pas nécessairement aboutir à l’hitlérisme, dont le passé de l’Allemagne explique certaines continuités de pensée, mais non la sinistre réalité ». ♦