Le mal du siècle
L’agression est un des phénomènes essentiels du monde moderne : hommes et États sont en proie à de multiples « contestations » qui mettent en question les institutions et, plus encore sans doute, les structures mentales et les formes du raisonnement, des « contestations » en face desquelles le vocabulaire traditionnel paraît souvent en retard sur l’événement, au point que l’on assiste moins à de véritables dialogues qu’à des confrontations de monologues. Certaines situations favorisent cette agression qui, dans le même temps, les illustre et dans une certaine mesure les explique. Tel fût le cas de la fin de l’Algérie française. Vitalis Cros était alors Préfet de police à Alger : le témoignage qu’il donna dans Le temps de la violence aide à comprendre cette époque où les réactions les plus légitimes se trouvaient insérées dans son ensemble, où la violence trouvait en elle-même sa propre justification, tout se passant comme si elle s’entretenait elle-même et comme si, pour elle comme pour les matières fissiles, les réactions devenaient incontrôlables au-delà d’un certain seuil.
Dans son nouveau livre, Vitalis Cros apporte un autre témoignage, non plus sur une période historique déterminée, mais sur une situation sociologique, celle qui est née du décalage entre les techniques et leurs utilisations humaines. « Ce décalage n’est que le reflet ou la conséquence du déséquilibre qui existe aussi bien entre la puissance des moyens mis entre les mains de l’homme et son inaptitude à les utiliser sagement, qu’entre la science, domaine de ce qui change, et la philosophie, domaine de ce qui demeure ». De ce décalage naissent des tensions psychologiques et sociales dont certains ne saisissent pas la signification, que d’autres tentent d’utiliser à des fins politiques, ceci mettant en lumière un fait fondamental, à savoir la rupture de la solidarité entre l’homme et la société. Or, écrit Vitalis Cros, « le problème n’est pas de savoir si les hommes doivent accepter de voir changer le cours des événements, car l’évolution est plus forte qu’eux. Le problème est de savoir si, et comment, il est encore possible d’espérer que ce changement sera volontaire et pacifique ou bien si les forces mises au service des structures, qu’elles soient anciennes, actuelles ou futures, devront s’affronter pour que l’évolution nécessaire ait lieu dans tous les pays. Là est le choix : vouloir dans l’ordre, ou subir dans le désordre ».
Ce livre est ainsi une réflexion sur un problème qui nous concerne tous, une réflexion qui ne se limite pas à des considérations philosophiques, mais pénètre au cœur du concret, qu’il s’agisse des relations internationales ou des conditions mêmes de la vie quotidienne. « Les sociétés du XXe siècle sont à la recherche d’un nouvel humanisme qui transcende les bonds en avant faits au hasard du bouillonnement technique ». Cette recherche exige que le problème soit d’abord posé correctement, ce qui suppose un examen clinique du « mal du siècle ». En cela, le livre de Vitalis Cros apporte beaucoup. ♦