Le dimanche de Bouvines
Ce volume, l’un des derniers (il en reste encore quatre à paraître) de la série des « Trente Journées qui ont fait la France », consolidera, s’il en était besoin, l’exceptionnelle réussite de cette remarquable collection de synthèse historique. Mais l’ouvrage de Georges Duby se serait imposé à l’attention des historiens et du public même indépendamment de ce prestigieux parrainage. Car la satisfaction de lire un vrai livre d’histoire, écrit par un historien authentique, est plutôt rare à notre époque, qui pratique si volontiers la confusion des genres : journalistes se mêlant de recherche historique, politiciens compilant des traités d’économie, hauts fonctionnaires proposant des programmes politiques, etc.
Dès les premières pages de son livre, Georges Duby envoie les couleurs, c’est-à-dire nous présente (in extenso pour certains d’entre eux) les documents qu’il compte utiliser pour établir sa thèse. Et c’est dans le respect scrupuleux de ces sources, préalablement passées au crible de la critique historique, que va ensuite se développer et s’amplifier son récit qui se propose, en dernière analyse, de montrer quels étaient, dans le domaine des relations extérieures, les « moyens de la politique » permettant aux souverains de l’Europe du Moyen-Âge de faire sentir leur action.
Parmi ces moyens, l’argent – déjà – joue un rôle primordial. C’est lui, et lui seul, qui permet de faire la guerre, parce qu’il permet le recrutement des « routiers » et parce qu’il attire la chevalerie qui reste encore l’âme des batailles auxquelles elle se prépare quasi en permanence et en « vraie grandeur », pourrait-on dire, par la pratique des tournois.
Les tournois préfigurent la bataille. Mais l’enjeu de celle-ci est bien plus important, car c’est une affaire entre souverains, qui y assistent et s’y opposent en personne. Son résultat est interprété comme constituant le verdict de Dieu. De ce point de vue, la bataille apparaît comme une solennité, une « ordalie » nous dit Georges Duby, qui se déroule suivant un scénario et conformément à des rites bien établis et que nul ne songe à transgresser.
C’est ainsi que s’interprète et se situe la bataille de Bouvines. Ce ne sont ni les effectifs mis en jeu – quelques centaines de chevaliers, les sergents, les « communes », les « routiers »… deux à trois mille en tout peut-être – ni les procédés de combat, à peine différents de ceux des tournois, qui lui donnèrent son importance, mais la signification, en quelque sorte philosophique, que les contemporains attachèrent à la victoire du roi de France. Il ne faut pas négliger non plus l’enrichissement que lui procurèrent les rançons très élevées, suivant l’usage, des prisonniers faits dans le camp adverse : elles assirent, sur le plan matériel, la puissance et l’autorité morales que lui conférait le verdict des armes.
La seconde partie, une des plus intéressantes, de l’étude de Georges Duby, est consacrée, au-delà de l’événement, aux résonances qu’il provoque. Très nombreuses et significatives dans le courant du XIIIe siècle, elles s’amortirent peu à peu, pour resurgir vigoureusement au XIXe siècle avec le Romantisme, épris des exploits du Moyen-Âge, et la rivalité franco-allemande. Aujourd’hui, à l’ère de l’Europe, la journée de Bouvines, si on en juge par les manuels scolaires, risque de retomber dans l’oubli.
Le présent ouvrage lui assurera incontestablement une survie. ♦