« Ici Prague » : l’opposition intérieure parle
Cinq ans après le « Printemps de Prague », l’opposition intérieure tchécoslovaque se révèle vivace et profonde en dépit des affirmations d’une administration qui a fait de la « normalisation » l’un de ses objectifs. Les procès de l’été 1972, un peu partout à Prague, Brno et Bratislava, avaient déjà révélé que tout n’allait pas pour le mieux dans le paradis de Gustav Husak. Le livre de Jiri Pelikan, ancien directeur de la télévision à Prague, en apporte les preuves en abondance.
Après une introduction de 80 pages qui ne se limite pas à une relation des événements depuis la tentative de « socialisme à visage humain » de M. Dubeck mais qui dépassent largement le cadre tchécoslovaque, Jiri Pelikan présente cinquante documents qui nous font connaître ces résistants et l’âme de leur combat. « Lutte ou compromis, nous voici de nouveau au carrefour éternel de la politique tchèque (…) Nous n’acceptons pas et nous n’accepterons jamais d’appeler vérité le mensonge, nécessité l’injustice (…) Par la force il est possible d’anéantir les hommes non les idées. Au cours de ce seul siècle, il nous a été donné de voir trois fois, dans la seule Bohême, s’écrouler les systèmes politiques devant la vérité ressuscitée ». Ainsi s’expriment les écrivains tchécoslovaques dans leur « Déclaration du 31 octobre 1968 ». Parmi tous ces documents on lira avec une particulière attention le « Manifeste du 28 octobre 1970 » (date du cinquantième anniversaire de la République de Tchécoslovaquie) parce qu’il constitue la charte du « Mouvement socialiste des citoyens tchécoslovaques ». Il ne s’agit pas là d’une opposition d’éléments de droite ou contre-révolutionnaires mais bien d’authentiques marxistes dont certains ont tenu des postes de responsabilité dans le Parti et qui ne peuvent en aucun cas être assimilés à des réactionnaires. Ainsi en est-il de Jaroslav Sabata et de Frantisek Kriegel, anciens membres du comité central du PCT, qui eurent le courage de s’insurger contre le « diktat » de Moscou, ainsi de l’historien Karel Bartosek, d’écrivains ou de journalistes communistes comme Pachman, Nepras, Hochman, etc. qui, pour avoir revendiqué le droit d’affirmer leur désaccord avec les successeurs d’Alexander Dubcek, furent arrêtés et condamnés à de lourdes peines ou même attendent encore d’être jugés.
Comparant les procès de l’été 1972 à ceux de la purge sanglante des années 1950 dans laquelle des communistes de premier plan comme Slansky et démentis périrent victimes de la démence sénile de Staline, l’auteur analyse le mécanisme de la répression et montre en quoi les conditions diffèrent radicalement de cette époque, puis il se livre à un essai de prospective concernant l’avenir de l’opposition socialiste, non seulement en Tchécoslovaquie mais dans l’ensemble des pays socialistes.
Sur le plan intérieur tchécoslovaque, l’évolution du mouvement se situera entre deux possibilités extrêmes : d’une part, celle d’une improbable répression néo-stalinienne qui parviendrait à l’anéantir et ne laisserait alors d’autre issue que l’explosion révolutionnaire un jour ou l’autre inéluctable, d’autre part, celle d’un renforcement progressif des structures et de la capacité d’encadrement du mouvement qui lui permettrait d’assumer la succession du régime actuel à la faveur d’une crise. Violente ou non, la révolution politique se produira tôt ou tard parce qu’il existe, en Tchécoslovaquie comme dans les autres pays socialistes, une situation de « crise permanente ». Jiri Pelikan se demande alors : le phénomène tchécoslovaque peut-il être assimilé à ce qui se passe ailleurs en Europe de l’Est ? Quel est le rôle et quelles sont les perspectives d’une opposition socialiste en pays socialiste ?
Si, de l’avis de l’auteur, un nouveau « Printemps de Prague » ne peut plus renaître au pays de Jean Hus, il reste encore possible ailleurs, en Pologne et en Hongrie notamment. On peut, en effet, y voir actuellement l’alliance des masses et d’un groupe de dirigeants qui comprennent leurs revendications et s’en font les porte-parole.
Par ailleurs l’influence de la Chine, de la Yougoslavie, de la Roumanie, aussi bien que les nécessités stratégiques qui contraignent l’URSS à traiter avec les États-Unis, rendent impossible le retour à un néo-stalinisme. Sous la pression des nécessités économiques il n’est pas exclu qu’apparaisse en Russie une variante technocratique du régime qui comporterait une limitation du pouvoir de l’appareil du Parti au profit de managers plus libéraux.
Jusque-là rien que de très plausible dans l’essai prospectif de Jiri Pelikan. Ses vues nous semblent plus hasardeuses et même utopiques lorsqu’il met ses espoirs dans une accession au pouvoir d’une coalition socialo-communiste dans les pays occidentaux, en France et en Italie notamment, comme étant de nature à infléchir et à accélérer l’évolution du communisme vers une forme plus libérale et plus humaine. On voit mal comment ce qui n’a pas été possible à Prague le deviendrait à Paris ou à Rome.
L’auteur lui-même ne semble d’ailleurs pas tellement convaincu de cette possibilité puisqu’il envisage, en pareil cas, deux hypothèses : ou bien 1) les nouveaux régimes socialo-communistes, en raison des insuffisances à prévoir de leur gestion économique et de la pression que ne manqueraient pas d’exercer sur eux les puissances « capitalistes », États-Unis en tête, seraient obligés de se tourner vers le bloc soviétique pour solliciter son aide, et alors il est à craindre que leur développement ne soit une « copie conforme » du modèle tchécoslovaque. Ou bien 2) la coopération entre socialistes et communistes s’opérerait loyalement et bénéficierait du soutien de la population, auquel cas c’est ce modèle de socialisme qui étendrait son influence libératrice vers l’Est.
Parce que nous voyons mal comment l’URSS tolérerait cette deuxième éventualité, nous redoutons fort, quant à nous, que la première hypothèse ne triomphe et que le malheur des Français et des Italiens n’assure pas pour autant le succès des résistants tchèques. Leurs souffrances, leur héroïsme, la noblesse de leur combat nous touchent profondément et nous font un devoir de leur rendre témoignage. Mais ce n’est sûrement pas en rééditant leurs erreurs que nous les aiderons. ♦