Croissance zéro ?
En juin 1972, à l’occasion de la publication du Rapport Mansholt, l’opinion française a été brusquement confrontée avec un problème assez angoissant : celui des dangers – précis, prochains, peut-être imparables – qui ne menacent rien moins que la survie de notre société humaine sous sa forme actuelle. On sait que l’ordinateur du Massachusetts Institute of Technology, interrogé par le Club de Rome, a produit un diagnostic alarmant : l’augmentation de la population mondiale, l’épuisement des ressources naturelles, la pollution de la nature dus au progrès économique vont se conjuguer pour provoquer, à relativement brève échéance, l’écroulement de notre civilisation. Un seul remède : stopper l’accroissement de la population dans tous les pays ; freiner, sinon arrêter la croissance économique. C’est le Zero Growth, la Croissance Zéro.
Déjà, le problème a donné naissance à une littérature abondante. Des thèses se sont affrontées, les unes outrageusement alarmistes, les autres exagérément lénifiantes. La politique s’en est mêlée. La confusion qui en est résultée paraît considérable.
À son tour, Alfred Sauvy, un des maîtres à penser de notre génération, entre dans l’arène. Mais ce n’est ni pour approuver ni pour dénigrer. Il se pose la question de bon sens, jadis formulée par Foch : De quoi s’agit-il ? Ses réponses sont à la fois prudentes et nuancées, graves et malicieuses, paradoxales et humoristiques. Telles, en un mot, qu’on les attendait de ce savant consciencieux, remarquablement averti de toutes les disciplines en cause, très peu conformiste et doté d’un talent exceptionnel pour la vulgarisation des problèmes les plus ardus.
Les dangers, d’après lui, sont effectivement réels, incontestables. « Rien ne résiste à une exponentielle ». Sauvy examine la nature de la menace avec une précision clinique, cherchant à situer très exactement les responsabilités. Il tire des vastes réserves de sa documentation personnelle et de sa mémoire, les exemples les plus frappants et les statistiques les moins contestables. Il décèle, quand il le faut, les erreurs ou les exagérations de l’ordinateur.
Mais, les remèdes ? Croissance zéro ? Certainement pas, estime Sauvy.
En ce qui concerne la population, « l’anathème jeté contre son excès est largement inspiré par le souci de maintenir les gaspillages et les dégradations causés par les pays riches. » Comment d’ailleurs pourra-t-on imposer les limitations jugées souhaitables ? Un coup d’arrêt trop brusque ne risque-t-il pas de faire surgir des troubles graves et durables ? Les lois de la croissance sont-elles suffisamment connues pour pouvoir être modifiées à la demande sous le coup de la panique malthusienne née aux États-Unis ?
Quant aux dangers de nature économique et écologique, plus menaçants que l’accroissement de population, force est de constater que « la principale leçon d’un examen de la grande question est l’étendue de notre ignorance, sur un grand nombre de points, dont les plus vitaux ». En fait « de vastes domaines restent à explorer et à consolider », et pour le moment, la plupart des jugements formulés sont contradictoires et « assis sur des bases manquant d’assises ».
La conclusion d’Alfred Sauvy nous paraît donc celle du bon sens : le mal n’est pas encore suffisamment connu pour qu’on puisse prescrire le remède.
Mais les recherches doivent se poursuivre car l’enjeu est de taille. ♦