Le parti communiste chinois au pouvoir (1er octobre 1949 – 1er mars 1972)
Le libellé du titre de cet important ouvrage ne doit pas créer de confusion quant au véritable propos de l’auteur. Le Parti communiste, depuis qu’il a pris le pouvoir, occupe en Chine non seulement le devant, mais toute la profondeur de la scène historique. Il est, collectivement, à la fois l’auteur, le scénariste, le machiniste, l’acteur et le critique des pièces qui s’y sont jouées au cours de ces dernières années, quel qu’en ait été le sujet : politique, économie, défense, diplomatie, culture… C’est donc en fait toute l’histoire de la Chine contemporaine, à travers celle d’un groupement politique, que Jacques Guillermaz se propose d’évoquer.
Nul n’était mieux qualifié pour une telle entreprise. Entre 1937 et 1969, Jacques Guillermaz a passé plus de vingt ans en Extrême-Orient, dont seize en Chine même, comme militaire et comme diplomate, à des postes d’observations particulièrement bien choisis. Aujourd’hui, il est professeur, directeur d’études pour les questions d’Extrême-Orient, à l’École des hautes études. Il parle couramment le chinois. Il connaît tous les aspects de la civilisation orientale. Son anthologie de la poésie chinoise (parue en collaboration en 1957) n’a pas d’égale en France.
Cette formation, ainsi que cette connaissance des Chinois dans leur passé comme dans leur présent, ont permis à Jacques Guillermaz de produire un ouvrage à la fois très érudit et très vivant. L’érudition apparaît à chaque page, dans les citations, dans les notes explicatives concernant les sources utilisées et dans la bibliographie exhaustive placée à la fin du volume. Mais de nombreux chapitres, dont ceux relatifs à la révolution culturelle, sont, en outre, des témoignages oculaires, des « choses vues » et « vécues », puisque l’auteur était à l’époque en poste à l’Ambassade de France à Pékin et descendait tous les matins en ville pour prendre connaissance des derniers « journaux muraux » affichés par les gardes rouges au cours de la nuit ou pour assister à une séance d’autocritique de tel ou tel ministre ou haut fonctionnaire, la veille encore tout puissant et aujourd’hui humilié et sauvagement battu en public.
Une des difficultés pour qui veut écrire l’histoire de la Chine, c’est que dans ce pays nul n’a jamais éprouvé le besoin d’accorder ses actes à ses paroles. Notre logique occidentale qui prétend découvrir dans telle déclaration ou dans tel discours d’un responsable politique la série de mesures qu’il s’apprête à prendre ou l’orientation générale qu’il compte donner à son action, est constamment mise en défaut. De ce fait, l’interprétation des textes est difficile. Les « petites phrases », au premier abord insignifiantes et qui passent inaperçues, abondent. On découvre, longtemps après qu’elles ont été prononcées, qu’elles étaient lourdes de sens, de promesses, ou de menaces. Souvent elles sont le signe auquel on aurait pu, par exemple, reconnaître qu’une lutte acharnée d’influences sévissait au sein de l’appareil du Parti. De même, l’élimination d’une faction ou une nouvelle orientation économique pouvaient-elles être prévues si l’on avait prêté attention à tel débat, à première vue purement académique, sur les mérites littéraires d’un poème ou d’une pièce de théâtre. L’historien se trouve dès lors trop souvent réduit à un enregistrement quasi-mécanique des faits à mesure qu’ils viennent à sa connaissance, mais il a beaucoup de mal à démêler leur enchaînement, à expliquer leur origine et à prévoir leurs conséquences.
Jacques Guillermaz était parfaitement conscient de cette difficulté. Aussi, plutôt que de nous proposer de fastidieuses éphémérides, il a préféré choisir comme fil directeur de son récit, les grands mouvements d’idées, connus sous les noms de : « Cent Fleurs », « Grand bond en avant », « Révolution culturelle », mais il n’a pas négligé pour autant les conséquences de ces mouvements dans les domaines essentiels où se reflètent, au jour le jour, la vie matérielle et intellectuelle du peuple chinois : l’économie, l’instruction publique, les relations extérieures… Il cite à leur propos des chiffres précis et analyse soigneusement les différents textes qui concrétisent une politique.
À l’origine des nouvelles orientations imposées à la population avec une rare violence, amenant chaque fois le pays au bord du désastre, on retrouve la volonté olympienne du « grand timonier » Mao Tsé-Toung. Pour maintenir l’acquis de la révolution communiste, aucune contrainte, aucun sacrifice, ne lui paraissent ni trop lourds, ni trop cruels. Il laisse à d’autres – et le rôle de Chou En-Laï est de ce point de vue primordial – le soin de reconstruire et de restructurer ce qui a été détruit et emporté dans l’ouragan qu’il a déchaîné.
Ces péripéties dramatiques, comment se rattachent-elles à l’histoire millénaire de la Chine ? Dans une conclusion d’une douzaine de pages, d’une remarquable élévation de pensée, Jacques Guillermaz cherche à faire un bilan. Sur le plan intérieur un homme nouveau, qui n’a cependant rien perdu des qualités ancestrales de la race, est né en Chine de la tourmente de ces dernières années. À l’extérieur, « c’est dans la mesure où la Chine d’aujourd’hui renoue avec ses plus authentiques traditions de civilisation et de grandeur qu’elle retrouve son rang ». Mais déjà, estime Jacques Guillermaz, « les mâts de cette Chine nouvelle disparaissent à l’horizon. Une autre Chine est proche. Mao Tsé-Toung et Tchou En-Laï usent leurs dernières années à préparer sa venue, le premier en faisant que la flamme révolutionnaire l’éclaire éternellement, le second en l’insérant dans les réalités qui l’entourent et dans ses réalités propres ». ♦