Du cannibalisme au génocide
L’homme ne peut-il survivre qu’au prix du meurtre de ses semblables ? Telle est la question fondamentale posée par le livre d’Hervé Savon. Dépassant l’attitude moraliste, il se place dans une perspective sociologique et plus particulièrement dans la ligne de la polémologie, discipline dont Gaston Bouthou, qui lui fait l’honneur d’une préface, est le créateur. Hervé Savon est d’ailleurs membre du comité de rédaction de la revue Études polémologiques qui est l’organe d’expression de l’Institut français de polémologie dirigé par l’éminent sociologue.
L’auteur procède à une analyse historique à grand trait des deux phénomènes qui fournissent le titre de son ouvrage et constituent en quelque sorte les deux sommets de la férocité collective de l’humanité. Il propose pour chacun d’eux une typologie qui va, pour le cannibalisme, de l’alimentaire et du punitif au magique et au rituel, illustré notamment par les sacrifices aztèques. Pour le génocide il distingue celui de substitution : les envahisseurs blancs se substituent aux Indiens d’Amérique ; celui de dévastation : c’est le cas de la Palestine après les massacres pratiqués par les troupes d’Hadrien ; celui d’élimination enfin, qu’illustre une tragique actualité au Rwanda et dont Auschwitz fournit le sommet à la mesure de la civilisation technicienne du XXe siècle. Pour chacun d’eux également Hervé Savon passe au crible les théories qui peuvent en expliquer l’origine et le développement.
Mais si pertinents que soient les exemples choisis par l’auteur et si suggestives que soient les analyses comparées de ces deux dépravations de l’agressivité des groupes humains, on ne sera pas nécessairement convaincu de la validité du lien logique que l’auteur tend à établir entre elles, de même qu’il paraîtra pour le moins aventureux de voir dans l’« Aufklärung » – la philosophie des « lumières » – une cause lointaine du génocide nazi.
Ceci dit, l’ouvrage d’Hervé Savon donne à réfléchir amplement et il n’était sans doute pas inutile de montrer les dégâts considérables qu’a pu produire sur l’âme allemande la conjonction d’œuvres racistes inspirées par la crainte ou le ressentiment, comme le furent celles de Houston Stewart Chamberlain et de Dühring, avec une structure sociologique de désespoir qui fut celle de l’Allemagne de Weimar.
Il est bon de méditer sur cette constatation d’Hervé Savon : « la faim, la peur, l’humiliation, ce sont là les trois états de la psychologie collective qui semblent présider au génocide ». Si, par ailleurs, la thèse sociologique de Gaston Bouthoul, suivant laquelle la guerre et son substitut, le génocide, sont des fonctions inconscientes destinées à assurer l’élimination des excédents de population, il y a effectivement de quoi trembler pour l’avenir de notre espèce. ♦