La découverte du Tiers-Monde
La découverte de ce qu’il est convenu d’appeler le Tiers-Monde – cette expression étant d’ailleurs ambiguë – a marqué une césure dans l’histoire intellectuelle de notre génération. Postulée par certains au lendemain de la révolution russe de 1917, pressentie par d’autres pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s’est précisée entre 1949 et 1955, c’est-à-dire entre la victoire de la révolution chinoise et la Conférence afro-asiatique de Bandoeng.
Au-delà des contingences politiques, ce sont des habitudes de pensée et des modes d’action qui ont été mis en cause : le monde devait être réinventé, interprété à l’aide d’une échelle de valeurs authentiquement universelles. C’était moins l’insertion d’un tiers entre les deux « blocs » (cette prise de conscience s’est, pour l’essentiel, effectuée à l’époque de la guerre froide) que la fin de l’européocentrisme. À première vue, l’on est tenté d’établir un parallèle avec la découverte de l’Amérique. L’élargissement brusque de l’horizon géographique et, surtout, le contact avec des peuples dont on ne soupçonnait même pas l’existence ébranlèrent aussi la Weltanschauung des Européens des XVe et XVIe siècles. Mais la découverte de l’Amérique marquait la rencontre de planètes jusque-là séparées : celle du Tiers-Monde s’est faite à l’intérieur d’un système économique et politique global, marqué par une profonde asymétrie. En fait, c’est l’éclatement de ce système qui est à l’origine de l’entrée en scène du Tiers-Monde, la confrontation n’ayant dès lors pu prendre que la forme de tension, voire de conflits.
Le livre d’Ignacy Sachs n’est pas une simple description de ce phénomène historique, ou, plus exactement, les événements qu’il évoque, et qui en eux-mêmes sont connus, sont réinsérés dans un contexte mental, précisément en raison du coup porté à l’européocentrisme par cette découverte. Ce souci en rend la lecture assez ardue, mais lui donne un intérêt considérable. Mais l’enjeu ne se situe pas au niveau de la discussion intellectuelle. Le temps de la non-violence de Gandhi n’est-il pas clos, et la parole n’est-elle pas plutôt à Fanon, prophète de la violence ? ♦