Capitalisme et Liberté
Milton Friedman est, avec Paul Samuelson, l’une des deux grandes autorités de l’économie aux États-Unis. Professeur à l’Université de Chicago, auteur d’une monumentale Histoire monétaire des États-Unis, conseiller du Federal Reserve Board et du National Bureau of Economic Research, il se veut, par son libéralisme, l’antithèse, voire l’antidote de Keynes. Son livre est provocant : aussi bien contre le socialisme que contre le « capitalisme des monopoles », il défend un libéralisme intégral qui se veut « libéralisme révolutionnaire ». Celui-ci découle de deux principes clefs : la limitation et la décentralisation du pouvoir, qui trouvent leur légitimité dans le fait qu’ils assurent la préservation de la liberté.
Sans doute Milton Friedman a-t-il raison lorsqu’il écrit par exemple : « Ce ne fut pas pour obéir au vote d’une majorité parlementaire – bien qu’il fût en partie financé par un monarque absolu – que Christophe Colomb s’embarqua à la recherche d’une nouvelle route vers la Chine ». Sans doute est-il vrai que, comme il le rappelle, les Newton et les Leibnitz, les Einstein et les Bohr, et tant d’autres, « s’ils ont fait reculer les frontières des possibilités humaines, ce ne fut pas pour s’être conformés à des directives gouvernementales ; à la source de leurs exploits, il y a le génie individuel, de vigoureuses convictions minoritaires, et un climat social favorable à la variété et à la diversité ». Mais seul l’État est aujourd’hui en mesure de financer les infrastructures sans lesquelles le génie resterait condamné à la stérilité, et cette intervention de l’État n’implique pas le totalitarisme. De même, il est difficile de partager l’opinion de Milton Friedman lorsqu’il écrit que, lorsque le pouvoir central améliore le niveau de vie, « il remplace le progrès par la stagnation et substitue à la variété une médiocre uniformité ». On peut se demander si, réduit au rôle que lui assigne Milton Friedman, le gouvernement pourrait aujourd’hui répondre aux exigences de sociétés de plus en plus complexes, ayant de plus en plus de besoins collectifs, et si, entre les excès du centralisme et de l’individualisme, la démocratie n’est pas, par exemple, parfaitement conciliable avec une planification incitatrice comme l’est celle pratiquée en France. Il se peut que le salaire minimum garanti accroisse le chômage des travailleurs non spécialisés, mais sans cette intervention de l’État, les règles du marché auraient-elles établi ce minimum ?
Le refus du centralisme et du totalitarisme n’implique pas nécessairement l’anarchie à laquelle aboutit le choc des rivalités individualités livrées à elles-mêmes. L’ordre, au sens philosophique du terme, est d’abord équilibre. C’est également vrai dans le domaine politique : c’est au pouvoir politique qu’il appartient d’assurer cet équilibre entre les individus et la collectivité, selon les principes et les règles de la démocratie. Milton Friedman intéresse, il provoque, il ne convainc pas. ♦