Le tiers-Monde dans la politique internationale
Dans la capitale de l’Inde, l’Organisation des Nations unies aura tenu, en 1968, pendant deux mois [février et mars], une longue conférence – faudrait-il dire : interminable ? – « sur le commerce et le développement ». Faisant suite aux assises réunies, sous la même égide, à Genève quatre ans plus tôt, celles de New Delhi auront-elles été plus spectaculaires qu’efficaces ? Peut-être serait-il prématuré de l’affirmer, le mûrissement des idées fécondes et des projets d’avenir étant parfois lent.
Toujours est-il que ce vaste colloque intergouvernemental, exceptionnel par sa dimension, son objet et sa durée, sinon ses résultats immédiats, et auquel ont participé des milliers de délégués et des responsables de premier plan, comme le ministre français de l’Économie et des Finances [Michel Debré] le chancelier britannique de l’Échiquier [Roy Jenkins], attesterait, s’il en était besoin, l’actualité brûlante et croissante, si l’on ose dire, des problèmes que posent et poseront de plus en plus, la pauvreté du tiers-monde, d’une part, la consolidation de la société internationale, de l’autre, et les rapports entre ces deux domaines.
Comme l’écrit Robert Bosc dans l’introduction à son Tiers-monde dans la politique internationale, par allusion à la brochure fameuse de J. Sieyès : Qu’est-ce que le Tiers-État ? « de même que dans les structures de la France de 1789, le Tiers-État n’était rien, qu’il était cependant présent partout, et qu’il aspirait à être quelque chose, aujourd’hui l’Afrique, l’Asie (hormis le Japon), l’Amérique Latine ne pèsent rien dans l’équilibre des puissances, et pourtant elles remplissent tout, constituant déjà les deux tiers de l’humanité ; elles veulent être quelque chose ». D’où, s’ajoutant à son intérêt scientifique et théorique, l’importance pratique du sujet traité dans ce petit volume récent, concis et pénétrant.
Enseignant la sociologie des relations internationales à l’Institut catholique de Paris, l’auteur était particulièrement qualifié pour l’écrire. Il a déjà consacré aux rapports entre les États plusieurs livres remarquables : L’éducateur face à la vie internationale et surtout La société internationale et l’Église (en deux tomes, Ed. Spes, 1961 et 1968) et Sociologie de la paix (Spes, 1965) centrés sur l’approfondissement de la notion de société internationale et la nécessité de l’organiser mieux. C’est l’un des problèmes temporels les plus graves de notre époque, le plus essentiel peut-être.
Son Tiers-monde est nourri, en outre, par ses voyages de recherches en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique et en Asie, et par son examen détaillé des publications parues ces dernières années sur ces questions, complexes et rapidement mouvantes, en France, mais aussi en Angleterre, aux États-Unis, en URSS, au Brésil, dans l’Hispanité, etc. – publications qui ne sont pratiquement pas lues chez nous et à propos desquelles l’ouvrage apporte une bibliographie succincte fort utile.
Après s’être attaché à caractériser les révolutions du tiers-monde et les transformations qu’elles ont introduites dans le système international, R. Bosc décrit la politique extérieure de ces pays, pour la plupart – sauf les Latino-Américains – indépendants de fraîche date, et économiquement sous-développés encore. Il expose « une conception pluraliste du droit international, qui est grosse de progrès futurs », étudiant ensuite « les chances de démocratisation de la société internationale », en fonction, notamment, des conceptions nées en Amérique Latine ou en Afrique, des idées du [diplomate australien] J.W. Burton, des efforts du United Nations Institute for Training and Research (UNITAR), dirigé d’abord par Gabriel d’Arboussier, il mentionne, à titre d’exemple, « l’antiaméricanisme passionnel des nations d’Amérique du Sud » et préconise « au niveau populaire, un programme d’éducation culturelle qui ouvre tous les citoyens aux problèmes du monde contemporain, et aux exigences de la coexistence pacifique ».
Sa conclusion, insistant sur la solidarité des peuples (par extension au cadre planétaire, dans une certaine mesure, serais-je tenté de noter, de la solidarité qui, selon Léon Bourgeois déjà, devait unir les individus, à l’intérieur des frontières), et les illusions de la puissance, appelle à la fraternité en se référant à l’illustre confrère de Robert Bosc dans la Compagnie de Jésus que fut Pierre Teilhard de Chardin.
* * *
Au détour d’une note, le collaborateur de l’Action Populaire signale opportunément quelques passages de théologiens catholiques espagnols de la Renaissance, qu’il tient pour « fondateurs du droit international moderne ». Ils sont, en gros, contemporains des débuts de la colonisation de ce tiers-monde émancipé de nos jours, auquel le premier consacra d’ailleurs son original et courageux essai De Indis, ce qui en fait un des prédécesseurs lointains de notre auteur… Ainsi le dominicain François de Vitoria (1480-1546) qui, soulignons-le, avait passé 16 ans au couvent de Saint-Jacques à Paris avant d’être un maître renommé de Salamanque, considère, dans son De protestate civili de 1528, « l’univers entier » comme étant en voie de devenir « una res publica », que Robert Bosc traduit : « une seule communauté politique ».
Deux générations après, le jésuite François Suarez (1548-1617), dont notre Bossuet dira qu’on voit en lui toute l’École, écrit dans son Tractatus de legibus ac de Deo legislatore, plus explicitement encore, et avec une frappante et permanente actualité : « le genre humain, bien qu’il soit divisé en nations et royaumes différents, a cependant une certaine unité, non seulement spécifique, mais quasi politique et morale ». Il ajoute : « bien que chaque ville indépendante, chaque république et chaque royaume constitue en soi une communauté parfaite et formée par ses membres, néanmoins chacune de ces communautés est aussi, d’une certaine manière, membre de cet ensemble qui est le genre humain. Jamais en effet ces communautés ne peuvent séparément se suffire à elles-mêmes au point de n’avoir pas besoin de leur aide réciproque, de leur association, de leur union, soit pour leur mieux-être et leur grande utilité, soit à cause d’une nécessité ou d’une indigence morale, comme l’expérience le fait voir. Pour ce motif, elles ont besoin de quelque droit qui les dirige et les ordonne convenablement dans ce genre de relation et de société » (1).
Par ces affirmations judicieuses et généreuses, les penseurs précités devançaient non seulement leur siècle et de plusieurs centaines d’années, mais même le nôtre, malheureusement pour nous.
* * *
Sur ce terrain, les règles de la sagesse humaine bien comprise ne concordent-elles pas, à l’évidence, avec les impératifs de la morale religieuse ? ♦
(1) Les précisions de cet article sur Vitoria et Suarez autres que leurs citations ne sont pas présentes dans le livre de Robert Bosc.