Service militaire et réforme de l’Armée
Nul doute qu’il faille lire ce livre et en méditer plusieurs des conclusions et suggestions. Écrit par des commissions formées de jeunes gens libérés du service militaire, il témoigne d’abord d’un état d’esprit : l’armée, dans sa forme actuelle, ne donne pas aux conscrits ce qu’ils attendent d’elle et les déçoit ; une armée de métier serait une sorte de « légion étrangère » dont la technicité enfermerait les membres dans le dilemme de l’emploi de la force, contre un ennemi extérieur mais aussi intérieur ; il faut qu’elle conserve des conscrits en nombre suffisant pour être représentative de la nation. Mais le pays a trop d’hommes pour les besoins propres de l’armée ; il faut donc ajouter au service militaire un service civil.
Sur ces bases, l’ouvrage se divise en trois parties, portant respectivement sur le service militaire, le service civil et quelques aspects de la réforme du service national.
L’étude du service militaire commence par une critique serrée du fonctionnement des Centres d’instruction. « Il ne peut être question de refuser à l’armée la possibilité d’enseigner ; constatons cependant qu’actuellement cette instruction est un échec et qu’il devient urgent de repenser non seulement les méthodes d’enseignement, mais aussi les enseignements eux-mêmes, tout en s’attachant à transformer les “enseignements” ».
Les cadres, formés en vue de la guerre d’Algérie en ce qui concerne les plus jeunes, n’ont pas de formation pédagogique, et mettent trop facilement sur le compte du « mauvais esprit » les réactions qui ne sont que les conséquences de l’inadaptation des méthodes à la mentalité actuelle du contingent. Pour éviter la contagion des idées mauvaises, les casernes se referment sur elles-mêmes et forment un monde clos, dans lequel on ne donne à l’homme que des qualifications techniques, sans chercher à l’intéresser à ce qu’il fait et à l’environnement dans lequel il vit. Une discipline trop formelle vise à faire entièrement dépendre l’homme du petit gradé, dans les actes les plus courants de sa vie quotidienne ; aussi, l’armée n’est-elle pas, comme elle le prétend, « une école de formation humaine », mais en fait est une école d’acceptation et de résignation.
Est-il possible de modifier cet état de choses ? Les auteurs du livre le croient. D’abord, en réformant les méthodes d’instruction, surannées et trop systématiques, et en laissant à chaque instructeur le soin de choisir plus librement la façon d’instruire. Ensuite en inculquant à tous les cadres, mais surtout aux petits gradés, une meilleure formation.
La deuxième partie de l’ouvrage traite de l’organisation d’un service civil, qui se justifie sommairement par l’extension de la notion de défense.
À ce service civil, les auteurs assignent les buts suivants : fournir des hommes pour les tâches de la coopération technique outre-mer ; élargir les connaissances générales des appelés et leur donner une formation professionnelle ; aménager l’espace français (aménagement foncier et rural, équipement collectif des centres de petite et moyenne importance) ; fournir du personnel en cas de catastrophe nationale ou internationale. Ces objectifs sont justifiés par des indications statistiques sur la situation du contingent vis-à-vis de l’instruction générale et professionnelle. Les auteurs esquissent ensuite le schéma de l’organisation qu’ils envisagent, s’arrêtant aux principes et n’entrant guère dans les modalités d’application, et concluant sur le désir que cette organisation donne en définitive « le maximum de liberté et de responsabilité aux jeunes appelés ».
Dans la troisième partie, les auteurs étudient quelques aspects particuliers de la réforme du service national.
C’est d’abord la sélection pratiquée dans l’armée qui fait l’objet de sévères critiques : le système des tests est trop compliqué, les résultats ne sont pas suffisamment exploités.
C’est ensuite le statut du soldat qui est exposé. S’il paraît prématuré aux auteurs de traiter d’un statut juridique, du moins jugent-ils possible et souhaitable de définir un certain nombre de droits dont pourrait et devrait bénéficier le soldat, car « les seules garanties dont peut espérer bénéficier le soldat aujourd’hui sont d’ordre moral et psychologique, non d’ordre réglementaire et statutaire ». La discipline, telle que la conçoit actuellement l’armée, est semblable sur le champ de bataille et à la caserne, ce qui est anormal, les conditions d’existence et les nécessités du service n’étant pas les mêmes. « Le citoyen qui passe sous le contrôle de l’autorité militaire doit bénéficier de garanties équivalentes à celles qui lui sont assurées sous la protection des lois civiles ».
Les auteurs proposent certains éléments sur lesquels pourrait être basée une nouvelle discipline collective.
Ils suggèrent, en partant de la constatation que les petits gradés ont « un pouvoir disciplinaire exorbitant eu égard aux responsabilités effectives qu’ils assument », de les supprimer purement et simplement et de confier leurs fonctions à des hommes de troupes désignés à tour de rôle pour le service courant, cooptés ou élus pour certaines fonctions, telles que celles de chef de chambrée, de gérant de foyer, par exemple.
Ils proposent ensuite de modifier le régime des permissions, et d’autoriser la « tenue bourgeoise » en dehors du service, pour les militaires de tous grades. Ils demandent également que l’information des hommes soit assurée et que les relations de la cité et de la caserne soient développées.
Ils demandent de transformer l’aspect des casernements, notamment des locaux disciplinaires, de modifier les règles actuellement suivies en matière de distribution de l’habillement. Un point plus particulier est celui de la solde, où les auteurs proposent de l’aligner sur le SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti), les hommes remboursant les sommes dues pour leur nourriture et leur habillement.
En bref, cette réforme du statut du soldat doit tenir compte de ce que celui-ci n’est pas un mineur, mais un citoyen adulte, responsable de ses actes.
Un autre point retient l’attention des auteurs : celui de la formation des cadres de réserve et d’active ; ils reprennent à ce sujet des suggestions déjà faites maintes fois, sous des formes voisines, et que nous n’analyserons pas ici.
Un tel livre peut prêter matière à discussions infinies. Les militaires auront peut-être tendance à en retenir surtout les parties critiques ; les parties constructives restent souvent à l’état d’ébauche ou d’énoncé de principe qu’il s’agirait de faire passer dans l’application, et chacun sait que c’est là que réside la difficulté.
Il est hors de doute que toute administration, si elle était passée au crible d’une étude de ce genre, donnerait matière à des critiques analogues ; il en serait vraisemblablement de même de toute entreprise privée de grande envergure.
Il y a cependant dans cet ouvrage de nombreuses idées, les unes un peu simplistes et naïves, les autres exploitables. Au moment où l’année se transforme, où s’organise le service national, il n’est pas inutile de recevoir toutes les suggestions, seraient-elles surprenantes et même choquantes au premier abord. ♦