Dix ans et vingt jours
Nous ne pensons pas exagérer en écrivant que, parmi les mémoires parus jusqu’à ce jour sur la Seconde Guerre mondiale, ceux de l’Amiral Dœnitz sont à placer au tout premier rang. Ils portent essentiellement sur la façon dont a été menée la guerre sous-marine, puisque leur auteur fut, pendant dix ans, le commandant en chef des U-Boote, avant de devenir, le 30 janvier 1943, le successeur de l’Amiral Raeder à la tête de la marine allemande, puis, après la mort de Hitler, le 1er mai 1945, le chef du Gouvernement. En cette dernière qualité, il eut à accepter la capitulation sans condition de toutes les forces allemandes, et le chapitre qu’il consacre à la dernière semaine de sa vie active est évidemment d’un haut intérêt.
Mais le lecteur retiendra sans doute davantage l’exposé des conceptions, des difficultés, des succès et des revers de la lutte gigantesque engagée par les sous-marins allemands contre le tonnage allié. Cet exposé, d’une remarquable clarté, est un véritable rapport d’opérations, par les précisions qu’il fournit, les chiffres qu’il cite, les récits qu’il contient. Il est en même temps un cours de stratégie et de tactique, indiquant minutieusement des barèmes, fournissant des exemples et des « cas concrets ». On peut se demander – avec un effroi rétrospectif – ce qu’aurait été la guerre si les propositions faites avant 1939 par l’Amiral Dœnitz de construire une flotte sous-marine importante (on ne sait généralement pas que l’Allemagne ne disposait que de 57 sous-marins au début des hostilités) avaient été acceptées et suivies d’effet, si les priorités qu’il réclamait avec insistance en faveur de son arme avaient été consenties, et si, de l’autre côté de la barricade, la ténacité de Churchill n’avait pas opiniâtrement poursuivi la mise au point et le développement de la lutte anti-sous-marine.
La conception de l’Amiral Dœnitz était simple, comme toutes les conceptions stratégiques de grande portée : le but était de couler le maximum de tonnage allié, de façon que les constructions neuves en Angleterre et en Amérique ne puissent pas compenser les pertes. Pour obtenir ce résultat, il fallait multiplier le nombre de sous-marins à la mer, dans les zones focales de la navigation, et leur faire appliquer la tactique de l’attaque de nuit et « en meute ». Cet emploi dictait évidemment les caractéristiques techniques des sous-marins et de leur armement, et entraînait par suite l’affectation des matières premières et de la main-d’œuvre nécessaires ; celles-ci devaient être prélevées sur les ressources de l’économie de guerre de l’Allemagne. D’où un choix, une option, qui ne pouvaient être pris que par Hitler lui-même. Et l’Amiral Dœnitz déplore que Hitler n’ait pas eu, de la guerre sur mer et de ses impératifs, les mêmes connaissances intuitives dont il fit souvent preuve dans la guerre terrestre.
L’auteur explique à plusieurs reprises son comportement envers le national-socialisme, qu’il considéra longtemps comme l’élément nécessaire à la résurrection de l’Allemagne après « la paix déraisonnable de Versailles », mais dont il n’apprit les horreurs et les turpitudes qu’après la capitulation. De cette expérience exaltante et cruelle, il tire une conclusion : le principe du chef, qui est indispensable dans l’armée, est néfaste en politique, « parce que la nature humaine n’est manifestement pas capable d’utiliser pour le bien la puissance que donne ce principe sans succomber aux tentations qu’elle crée. ». Cette leçon, durement apprise dans la défaite, aurait-elle été retirée si l’Allemagne avait été victorieuse ? Dix ans et vingt jours est incontestablement un livre à lire. ♦