La stratégie des fusées
Si un livre devait frapper l’opinion et bousculer les idées admises, c’est bien celui-là. L’auteur en effet y démontre que l’apparition des fusées à longue portée a complètement transformé les données stratégiques courantes et par conséquent rendu caduques les conceptions traditionnelles des états-majors. On peut admettre, nuancer ou rejeter cette thèse ; on sera tout de même impressionné par elle, et par les arguments sur lesquels elle s’appuie.
L’auteur estime que les Soviets ont une large supériorité sur les Occidentaux en armement atomique. Il consacre un chapitre spécial aux possibilités des sous-marins russes lanceurs de fusées, chapitre dans lequel il donne des renseignements d’une précision minutieuse sur ces navires. Il examine ensuite les conditions dans lesquelles pourrait se déclencher une attaque soviétique, du seul point de vue militaire. Selon lui, elle aurait lieu à 1 heure du matin (heure de New-York), entre un 15 septembre et un 15 janvier, en raison des immenses avantages que les Russes tireraient à cette époque des conditions météorologiques. Le choc psychologique d’une attaque menée par fusées serait tel que toute velléité de résistance serait impossible – dans les conditions actuelles de la défense de l’Occident.
Mais les possibilités stratégiques ne sont pas des impératifs politiques. Aussi l’auteur poursuit-il en faisant un rapide historique des conditions dans lesquelles le monde, uni contre l’Allemagne, s’est divisé en deux blocs menant entre eux une guerre froide ; il n’attribue pas tous les torts aux Russes. La France, dans l’affaire, a été traitée sans le moindre ménagement. Or, il suffit de regarder les cartes – et celles que M. Bloch-Morhange propose aux yeux du lecteur sont particulièrement claires et suggestives – pour se rendre compte qu’une guerre nucléaire aboutirait inéluctablement à une destruction telle que la civilisation serait engloutie sous les décombres. Aussi, la troisième guerre n’aura pas lieu, et les grandes Nations aboutiront obligatoirement à « un aménagement prochain d’un système de coexistence ». C’est dans cette perspective qu’il faut « repenser et réaménager la position de la France ». « Elle ne doit envisager et elle ne peut envisager de quitter le Pacte Atlantique sous aucun prétexte » ; mais, selon l’auteur, ce n’est pas une raison pour qu’elle continue à y jouer le rôle de « l’idiot du village » ; aussi, sa position l’exposant tout spécialement aux entreprises des belligérants, en cas de guerre ouverte, à celles des influences de toute sorte qui s’exercent en période de guerre froide, doit-elle exiger que la stratégie présente soit abandonnée et remplacée par d’autres concepts, adaptés à l’ère des fusées ; mais surtout doit-elle assurer dans la Métropole un « optimum social » et, entre celle-ci et ses territoires d’outre-mer, développer « de profonds courants d’interpénétration ». Car la France, qui peut jouer un rôle capital dans le monde, ne peut lui apporter que ce qu’elle se sera d’abord donné à elle-même. C’est donc finalement sur la France elle-même que reposent son propre avenir et celui de la paix.
Le général Girardot, dans sa postface, donne son approbation à la thèse de M. Bloch-Morhange et il écrit : « Puisse ce livre d’un civil servir de base, de point de départ, à cette pensée militaire que nous cherchons en vain depuis la Libération ».
La défense nationale étant une, il est souhaitable que civils et militaires lisent ce livre, qui se lit d’une traite, mais devant les cartes duquel on s’attarde longuement… ♦