Un communisme qui n’oublie pas l’homme
Le nom d’Imre Nagy est célèbre depuis la révolution hongroise de 1956. Le livre que les Éditions Plon viennent de publier dans leur collection « Tribune Libre » contient, outre le texte d’un mémoire d’Imre Nagy, qui en forme la partie la plus importante, une longe étude sur l’homme d’État hongrois, par François Fejtö, qui sert d’introduction, et des annexes, dans lesquelles se trouvent des extraits des discours de Nagy, une analyse de la conduite de Nagy pendant la révolution, par Tibor Meray, des passages d’un article de Vaïko Begovitch comparant les accusations portées contre Nagy et les faits réels, enfin une chronologie des principaux événements survenus de l’autre côté du rideau de fer, et notamment en Hongrie, de la mort de Staline au 23 octobre 1956, date à laquelle éclata la révolution en Hongrie. Le lecteur se trouve donc en présence d’un ensemble de documents, favorables à Nagy, et qui éclairent son personnage et sa psychologie.
Le mémoire, intitulé Un communisme qui n’oublie pas l’homme, a été écrit par Nagy en 1955, après que le Comité central du Parti communiste l’ait exclu et privé de toutes ses fonctions. On sait qu’Imre Nagy avait été élu Président du conseil hongrois en juillet 1953 et pratiquement éliminé dès le début de 1955, au cours d’une maladie. Écrit pour justifier l’auteur contre les accusations dont il était l’objet, conçu comme un plaidoyer, mais destiné seulement aux membres les plus élevés du Parti, ce document a été confié par Nagy à des amis qui en ont assuré la publication en juillet 1957. Son authenticité, comme l’écrit François Fejtö, « paraît hors de doute ».
Les communistes, qu’ils soient de gauche ou de droite, écrivent beaucoup ; la lecture de leurs œuvres est souvent indigeste. On lira pourtant sans effort le long mémoire de Nagy, et sans remarquer qu’il s’agit d’une traduction ; le style en est clair et coulant, dégagé des lourdeurs qui encombrent généralement les ouvrages de ce genre.
Qu’y cherchera le lecteur ? Des aperçus sur les rivalités internes du bloc communiste, dont on se plaît pourtant à vanter le monolithisme ? Une histoire de l’évolution des idées dans le Parti communiste hongrois ? Un témoignage psychologique sur les crises de conscience d’un homme aux prises avec la discipline de son parti, ses idées personnelles et les responsabilités du gouvernement ? Un exposé des tendances nouvelles du communisme, ou plutôt de certaines tendances qui semblent se développer à l’intérieur du bloc communiste, du moins si on en juge par les répressions dont elles sont l’objet, en URSS même, dans les pays satellites et en Chine ?
Le lecteur trouvera tout cela à la fois, mais dans la mesure où il est déjà familier avec les théories marxistes et les distinctions parfois subtiles entre les enseignements des grands maîtres, Marx et Lénine, et les applications des exécutants. Ce qui est plus directement accessible, c’est la réponse à la dernière des questions posées plus haut.
Elle peut se résumer en peu de mots, et Nagy reprend les mêmes idées dans les différents chapitres de son mémoire, en les exposant par rapport à l’accusation qu’il réfute dans chacun d’eux. Les premiers chapitres, moins personnels, les contiennent toutes. Nagy dit, en substance :
« Je suis accusé de déviationnisme de droite. En m’accusant, on oublie les enseignements de Lénine d’une part, et le bon sens d’autre part. Les enseignements de Lénine, parce qu’ils précisent explicitement que la transition entre la période capitaliste et la période socialiste revêt obligatoirement des formes multiples, propres aux conditions particulières dans lesquelles se trouve chaque pays. Le bon sens, parce qu’il est inadmissible que des années de régime démocratique populaire ne se traduisent pas par une amélioration des conditions de vie du peuple.
La base des relations internationales doit être l’ensemble des cinq principes de Bandœng : indépendance nationale, souveraineté nationale, égalité des droits entre les nations, inviolabilité des territoires nationaux, non-ingérence dans les affaires d’une nation. Ces principes, valables en pays capitalistes le sont également dans le camp des démocraties populaires.
Mais la classe ouvrière peut-elle être simultanément le promoteur de l’édification socialiste et l’artisan des tâches nationales ? Il faut répondre catégoriquement oui à ces deux questions. Car on peut s’approcher du socialisme par d’autres voies que la voie soviétique.
Les cinq principes de Bandœng ont une portée universelle ; ils doivent être pris et appliqués comme tels, et non pas dans la seule optique “du monopole idéologique stalinien”.
Les Hongrois, placés géographiquement au centre de l’Europe, ne doivent pas participer à la rivalité entre les deux blocs de puissances, mais doivent suivre, dans leur intérêt et dans celui du socialisme, une politique de coexistence.
À suivre “le monopole idéologique stalinien” appliqué en Hongrie, le peuple hongrois “doute de plus en plus qu’on l’ait engagé sur le bon chemin pour arriver à la société socialiste”. Le pouvoir est devenu un moyen d’assurer, pour quelques-uns, leur puissance ; il est centralisé à l’excès. Dans ces conditions, “le mensonge prolifère, le carriérisme se répand, abolissant tout honneur et toute honnêteté”.
Je ne suis donc pas un déviationniste, et je me refuse à croire que le socialisme doive conduire à priver “les peuples de leurs caractères, de leurs sentiments, de leurs particularités nationales” ».
Le résumé que nous venons de faire ne prétend pas, bien sûr, condenser en quelques lignes les longs développements d’Imre Nagy. Mais il permettra au moins de se faire une idée des opinions, ainsi que du ton, d’un homme qui semble avoir eu des espoirs sincères, et s’être représenté le communisme comme une terre promise. ♦