Portrait du Colonisateur ; suivi de Portrait du Colonisé
Faut-il s’arrêter à ce livre, dont l’auteur se défend d’avoir voulu faire un livre de combat, et qui pourtant est un réquisitoire sans pitié contre la colonisation ? Ou bien faut-il l’écarter, comme une œuvre partisane et passionnée, à laquelle la véhémence de la thèse ôterait tout intérêt véritable ?
Ce serait faire injure à M. Albert Memmi que de mettre en doute sa sincérité. Tunisien de culture française, maniant les idées et le style avec une clarté et une vigueur remarquables, voulant traiter de la colonisation et de ses effets sur le colonisateur et le colonisé, avec une objectivité de psychologue, il exprime sans doute sous une forme philosophique le drame intérieur qu’il a vécu. Il ne faut repousser nulle expérience humaine, lorsqu’elle paraît sincère ; mais il faut la voir dans sa vérité. Le livre eut été plus exactement intitulé : « Portrait d’un colonisateur par un colonisé ». En effet, l’expérience porte sur la Tunisie, peut-être sur l’Afrique du Nord ; elle ne vaut pas pour les autres pays d’outre-mer. Elle est faite par un intellectuel ; elle ne vaut pas pour tous ; un fellah illettré, qui aurait eu la maîtrise et la facilité d’expression de l’auteur, n’aurait sans doute pas orienté ses réflexions dans le même sens que lui.
À notre avis, l’ouvrage apporte un témoignage, mais il ne peut présenter les faits dans toute leur ampleur et dans toute leur complexité. D’autre part, il repose sur des postulats discutables, à partir desquels le raisonnement s’établit suivant une logique certaine. Mais à quoi sert la logique si le postulat prête à discussion ?
Ainsi, dès la première page, M. Albert Memmi affirme : « Les motifs économiques de l’entreprise coloniale sont aujourd’hui mis en lumière par tous les historiens de la colonisation ; personne ne croit plus à la mission culturelle et morale, même originelle, du colonisateur ». C’est vite écrit ; s’il est exact que les historiens modernes ont tendance à faire une grande part aux faits économiques, non seulement dans l’histoire de la colonisation, mais dans tous les domaines de l’histoire, il ne s’ensuit nullement que les autres motivations soient considérées comme secondaires ou inexistantes ; pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir un livre quelconque d’histoire coloniale, parmi les plus récents. Au contraire, on pourrait écrire que les historiens s’efforcent de déterminer, dans l’origine des faits, les inter-réactions complexes des sentiments divers qui ont poussé les hommes à agir ; il est d’ailleurs d’une observation banale qu’il est exceptionnel qu’un motif unique soit à l’origine d’une décision et d’un acte.
Le portrait du colonisateur va donc être dessiné d’un crayon mal taillé, qui accusera les traits lorsque la main le dirigera dans un certain sens, et ne les tracera pas lorsqu’elle le sera dans un autre. Pour l’auteur, le « colonial » n’existe pas ; tout Européen venu outre-mer devient obligatoirement, soit de sa propre volonté, soit plus souvent du fait du rapport inévitable entre lui et le colonisé, soit un « colonisateur », soit un « colonialiste ». Le premier est l’homme « de gauche », initialement animé d’une incontestable bonne volonté, mais qui vit un drame, celui de la non-concordance de ses idées théoriques et des faits ; les faits se ramènent tous au nationalisme du colonisé, ce que ne peut accepter un homme imbu d’internationalisme : le colonisateur n’a donc que deux solutions : ou s’en aller, ou demeurer, mais en se condamnant à être politiquement inefficace. Le « colonialiste » ne connaît pas ces scrupules de conscience ; il « s’accepte comme colonisateur » : mais il a mauvaise conscience, et pour se justifier vis-à-vis des autres et de lui-même, est fatalement entraîné vers les solutions extrêmes : il devient raciste, il méprise de plus en plus le colonisé, dont il a besoin pourtant, car sans lui sa supériorité sociale et son bien-être matériel n’existeraient plus, et il s’absout en se réfugiant dans l’hypocrite pensée qu’il remplit une « mission » civilisatrice.
M. Albert Memmi a fait du colonisateur un « portrait-robot », en prenant des traits extrêmes, qui ont certainement pu être observés, mais qui ne présentent pas une vérité moyenne. Il a procédé comme un ethnographe qui, pour caractériser une race, prendrait à un individu la difformité de son front, à un autre celle de sa bouche, etc., et prétendrait ainsi obtenir un type représentatif.
Le portrait du colonisé est moins arbitraire, moins caricatural et moins faux. Sous la logique qui se veut froide, et démonstrative, on sent l’émotion de l’auteur, et sa sincérité. Laissons de côté le « portrait-accusation » que, selon M. Memmi, le colonisateur tracerait du colonisé « paresseux, débile, pervers, ingrat » ; suivons plutôt l’analyse de la situation du colonisé. Convaincu de son infériorité vis-à-vis du colonisateur, certain qu’il est « hors de jeu » dans toutes les discussions qui intéressent son pays et son propre sort, conscient de n’avoir de la citoyenneté et de la nationalité qu’un sentiment privatif, il est tout prêt à admirer ceux qui « osent », quoique colonisés comme lui, se rebeller contre le colonisateur, et qui, en revêtant un uniforme, se rendent extérieurement semblables à celui-ci. Cette admiration le conduit à prendre conscience de l’état dans lequel il se trouve : ou bien il se laissera assimiler par le colonisateur, ou bien il se repliera sur lui-même et s’abritera derrière ses coutumes pétrifiées, ou bien il se révoltera à son tour. L’assimilation n’est pas possible, sinon pour quelques rares individus ; mais la masse ne peut pas être assimilée ; le colonisateur lui refuse d’ailleurs cette assimilation, même et surtout lorsqu’il proclame qu’elle est son but, parce qu’elle supprimerait le « rapport colonial » et par suite la prééminence du colonisateur. Le repli sur soi-même est une attitude négative et néfaste. Reste la révolte, qui se fait au nom des principes mêmes du colonisateur, qui est dirigée contre tous les Européens sans distinction, puisqu’aux yeux des colonisés ils sont tous colonisateurs et responsables, qui est par suite à base de xénophobie et de racisme, et qui se traduit par une exaltation du sentiment national et du sentiment religieux.
Cette révolte ne peut avoir qu’une seule issue : la liberté dans la communauté nationale reformée, reconquise, donc dans l’indépendance. Le colonisé indépendant pourra alors retrouver son équilibre. « Je suis de ceux, écrit M. Memmi, pour qui, retrouver un nouvel ordre avec l’Europe, c’est remettre de l’ordre en eux-mêmes. » Après la révolte, le colonisé sera devenu un homme nouveau, qui aura des qualités et des défauts, évidemment, mais qui enfin pourra être lui-même et participer, avec les anciens colonisateurs, à une vie dont le fait colonial ne faussera plus les données.
Telles sont les principales idées du livre de M. Memmi. Il nous a semblé intéressant de les résumer assez longuement. Comme nous l’écrivions plus haut, elles forment un témoignage, mais nous pensons qu’elles sont bien davantage un témoignage personnel et limité qu’une explication générale, encore que dans le « portrait du colonisé » il y ait des traits qui s’appliquent certainement à de nombreux individus, et des notations qui expliquent des attitudes collectives.
La colonisation, que l’auteur condamne sans appel et qui sous sa forme moderne, pourrit, selon lui, le colonisateur et détruit le colonisé, est un fait autrement complexe que celui qu’il nous présente. La lecture de ce livre convaincra sans doute ceux qui sont déjà convaincus, et confirmera dans leur opinion ceux qui croient que la colonisation, malgré ses tares, est, même sous forme moderne, plus bienfaisante que malfaisante. L’auteur a voulu présenter objectivement, et sincèrement une thèse. Le réquisitoire contre le colonisateur ne porte pas plus que la plaidoirie pour le colonisé. Ce qui reste, c’est l’attitude d’un homme devant le plus grave des problèmes de notre temps. ♦