Contrepoison ou la Morale en Algérie
« Donnons donc des coups, puisque c’est la règle. Mais l’Algérie représente pour nous le pain, la paix, la liberté de dix millions d’hommes : sujet qui ne souffre à nos yeux ni l’exploitation publicitaire ni l’exploitation politique, sujet moral, sujet sacré, et que nous entendons traiter avec la rigueur nécessaire. »
Cette phrase, extraite de l’avant-propos du livre de M. Michel Massenet, indique bien le caractère et le ton de l’ouvrage. Il s’agit d’un livre de combat, qui entend dire leur fait à tous ceux qu’animent des sentiments réputés basés sur une haute conscience morale, et apporter une solution, elle-même établie sur des préoccupations morales.
Le livre est donc divisé en deux parties ; dans la première, l’auteur dénonce, avec une vigueur de conviction et une vigueur de plume égales, les déviations du sens moral dont se rendent coupables, à ses yeux, « les ultras, les idéologues, les belles âmes, les technocrates et les patriotes » ; dans la seconde, il indique comment peuvent être assurés en Algérie le pain, la paix et la liberté.
Les « ultras » sont les capitalistes qui roulent en Cadillac dans les villes algériennes et qui ne se soucient guère ni des Français de souche que la fortune ne favorise pas, ni des Français musulmans. Leur puissance économique leur vaut de représenter l’Algérie sur le plan politique. Faire représenter la masse européenne par des délégués authentiques de ceux qui travaillent la terre ingrate ou fertile du pays, pour faire cesser cette captation du droit à la parole que les ultras réalisent à leur profit, c’est une mesure que l’auteur estime urgente, indispensable et morale.
Les « idéologues » sont ces esprits pour qui la violence est sainte lorsqu’elle provient des rebelles, pour qui tous les coups sont permis lorsqu’ils sont dirigés contre la France, mais pour qui rien ne légitime une résistance française. L’auteur vise ainsi une certaine presse et certains hommes connus, parfois célèbres, et il les appelle par leurs noms. Il stigmatise « les hommes de l’abandon », en développant la thèse que « le problème algérien n’est pas un problème classique de décolonisation », en raison des droits que possèdent les Français, auxquels il est tout aussi juste de reconnaître la qualité d’autochtones que de l’attribuer aux seuls Arabes ; ces Français, « minoritaires quant au nombre, majoritaires quant aux capacités », « forment l’épine dorsale de l’Algérie ».
Les « belles âmes », ce sont d’une part les catholiques progressistes, qui ne veulent pas comprendre que si le destin de la France et celui de l’Église ne doivent pas être confondus, il n’en résulte pas automatiquement que celui de l’Église s’oppose à celui de la France ; ce sont d’autre part tous ceux qu’indignent les « tortures » dont la pacification serait illustrée, et qui généralisent et transforment en système des actes malheureusement vrais, mais isolés. Et l’auteur déplore que la grande lignée des moralistes français qui avaient su garder le contact avec le réel se soit éteinte sans laisser de disciples, Albert Camus mis à part.
Les « technocrates », qui raisonnent au nom des intérêts matériels, les « patriotes », qui ne veulent voir l’Algérie qu’à travers les intérêts de la France métropolitaine font également fausse route et se réclament d’une fausse morale.
Que propose alors l’auteur, dans la seconde partie de son livre, après avoir, dans la première, démasqué les erreurs ou les hypocrisies de tant de gens qui dirigent une partie de l’opinion ?
Il dénie d’abord le droit de l’Algérie à se rendre indépendante, parce que, dit-il, « un État n’est légitime que s’il peut avoir une vie économique autonome ». Cette idée est sans doute l’une des plus fortes du livre : le désir de l’indépendance, sans les moyens de l’indépendance, ne peut conduire qu’à une situation de misère, à une rétrogradation par rapport aux conditions actuelles ; il n’a donc aucune justification pratique ni morale. Mais si le peuple du Maghreb est attiré par cet idéal de l’indépendance, c’est faute d’en pouvoir suivre un autre ; cet autre, il faut le lui donner.
Et d’abord, en résolvant le problème des salaires. Si tant d’Algériens viennent travailler en France, montrant ainsi d’évidentes qualités d’initiative et de courage en quittant leur pays, leurs habitudes, leur civilisation, pour gagner leur vie dans un milieu dont les coutumes et le mode d’existence sont si éloignés des leurs, c’est qu’ils ont besoin d’argent pour assurer la subsistance de leurs familles. Ouvrir davantage les portes de la métropole à une main-d’œuvre de qualité, « que Citroën n’engage pas par philanthropie », lui permettre de se qualifier en multipliant les centres d’apprentissage et les écoles techniques, voilà, selon l’auteur, une partie d’une solution.
Employer la force dans la répression du terrorisme, c’est nécessaire, mais l’usage de la force n’est légitime que si elle s’accompagne de mesures d’ordre politique, économique et psychologique. Si la force agit seule, elle ne peut avoir de résultat et son emploi ne se justifie plus sur le plan moral. L’auteur touche là un des points les plus importants et les plus justes du drame de toutes les guerres civiles. La méthode qu’il déduit de ce principe est plus contestable : isoler, derrière une barrière infranchissable, une zone de pacification dont l’étendue « pourrait atteindre celle de deux départements français », et d’où l’exemple des bienfaits de la paix rayonnerait en tache d’huile. Si l’idée est séduisante, l’expérience prouve malheureusement qu’il n’y a pas de barrières infranchissables, et que les zones de pacification se laissent reprendre par la gangrène.
Il faut résoudre le problème sur des bases morales. Convaincu que l’Algérie peut vivre libre à condition de rester française, M. Michel Massenet pense qu’il faut « changer le système », et fait sienne une suggestion de Marc Lauriol : scinder le Parlement en deux sections, délibérant séparément des affaires métropolitaines et des affaires algériennes, et se réunissant pour traiter des questions communes. Solution institutionnelle, qui ne vaudrait évidemment que par l’esprit dans lequel elle serait appliquée, et qui exige un sincère rejet des habitudes et des égoïsmes métropolitains.
C’est dans ce sens que nous pouvons espérer, non une victoire – ce mot n’est pas de mise dans une lutte fratricide –, non « une » réussite, mais « des » réussites, qui permettront « d’établir progressivement des institutions qui compenseront la faiblesse des hommes ».
Telle est la conclusion de ce livre combatif, tout au long duquel un homme de bonne volonté essaie de dominer un problème difficile, en se basant sur des données morales dénuées de toute arrière-pensée, sur ce que l’on pourrait appeler la charité, au sens noble du mot. ♦