Histoire des Doctrines militaires
« …Le développement de la pensée militaire à travers l’histoire apparaît comme une création incessante… » intimement liée au progrès des sciences humaines et à l’orientation des esprits des contemporains. Plutôt donc que de tenter de donner une sorte d’histoire universelle de la pensée militaire, l’auteur a préféré « signaler à l’attention du lecteur quelques scènes marquantes de l’éternel drame des conflits armés et les expliquer à l’aide des idées de ceux qui les ont dirigés ». Retenons ceci car, toujours, nous verrons le facteur humain dominer l’évolution des idées, des doctrines, de l’organisation des armées, de la conduite des opérations. Un personnage, grand par l’intelligence, le caractère et les dons divers, nous apparaîtra inspirer et conduire en maître chaque acte de la tragédie de l’histoire militaire.
C’est ainsi que l’on voit Gustave-Adolphe dominer le XVIIe siècle. Ses réformes modifient profondément les conceptions qui servaient de règle à l’organisation des lourdes et rigides Armées impériales. Il s’oriente vers une armée régulière, rend plus mobile l’infanterie, crée des canons plus légers et surtout développe la manœuvre. C’est sur la base de ces idées que naîtra la prestigieuse armée française organisée par Richelieu, Mazarin, Louvois et Vauban – et commandée par Condé et Turenne.
Contrairement à ce que l’on a pu penser, Frédéric-le-Grand n’a pas été le plus grand chef de guerre du XVIIIe siècle. Dans l’ordre des idées son apport est assez limité (singulièrement la manœuvre d’aile de débordement). Il a été un grand capitaine et non pas un chef d’école. Par contre, le siècle est marqué par les progrès d’une véritable École française, composée de généraux et de penseurs militaires et appuyée par Choiseul. À l’actif de celui-ci il faut mettre : la création de la division, le développement des milices (permettant l’augmentation des effectifs), la mise sur pied d’une infanterie légère, la réorganisation profonde de l’artillerie. Celle-ci, grâce à Gribeauval, devient la première d’Europe. Et cet ensemble de réformes feront l’objet de diverses ordonnances qui serviront de base à l’organisation des armées de la Révolution. Parallèlement à cette action, Maurice de Saxe publie (1782) ses Rêveries, où, malgré une regrettable fidélité aux idées anciennes (refus de bataille) apparaissent des conceptions d’avant-garde, en particulier l’idée du service obligatoire et la création d’une intendance militaire. Dans le même temps, le maréchal de Broglie (fin de la campagne de 1761) préfigure la manœuvre moderne et montre, victorieusement, comment on peut disperser ses troupes pour mieux assurer leur subsistance, les rassembler sur le champ de bataille, les engager dans les meilleures conditions derrière un détachement de sûreté. Mais, à la pointe de la pensée nouvelle se tient indiscutablement le Chevalier de Guibert. Son Essai général de tactique (1732) aux aspects philosophiques, politiques et militaires est l’ouvrage d’un précurseur. Il propose la colonne de compagnie, établit une théorie de l’avant-garde, met sur pied une doctrine défensive à base de manœuvre, fixe le rôle des places fortes, préconise la concentration des feux d’artillerie, etc. Ce livre devient un manuel, un bréviaire, et inspire toutes les codifications ultérieures, jusqu’à la Restauration. D’un haut intérêt est aussi l’étude du Chevalier Jean du Teil (1778) : « De l’usage de l’artillerie nouvelle dans la guerre de campagne ». Cet opuscule est imprégné d’esprit offensif, traite de la liaison des armes, conçoit les mises en batterie rapides, etc. En résumé, le XVIIIe siècle, à la fois siècle militaire de l’École française et de Guibert, est particulièrement riche en innovations qui préparent les combats de l’Empire et des temps modernes.
On ne peut guère évoquer une doctrine militaire de la Révolution. Cette période est plutôt caractérisée par une souple et heureuse adaptation aux circonstances des derniers règlements de la Monarchie. Une forte personnalité cependant rayonne sur les faits et les idées : celle de Carnot. Mais il y a peu à puiser dans ses écrits : son Mémoire du 11 pluviôse an II semble écrit par Guibert. Il y eut indiscutablement une grande armée révolutionnaire, constituée dans un élan de foi, animée par l’enthousiasme, toujours poussée en avant par le Comité du Salut public et rigoureusement contrôlée par les Commissaires du Gouvernement. Sur le plan de la doctrine cette armée ne fit que confirmer la valeur des conceptions des penseurs militaires du XVIIIe siècle.
Napoléon, lui aussi, a puisé chez Guibert une grande partie de ses idées militaires : les tirailleurs en bande, – les colonnes et les lignes adaptées aux manœuvres – l’engagement successif des troupes légères, de la ligne, des réserves, – l’extension des fronts grâce au développement du feu, – la dispersion pour la fixation de l’ennemi, – la concentration pour le coup décisif, – le principe divisionnaire, – l’importance de l’artillerie, – enfin le combat offensif en retraite. Mais il a su mieux que quiconque user de ces principes et il les a adaptés génialement aux circonstances. C’est ainsi que, dans l’exécution, on peut relever sa volonté, toujours manifeste, d’imposer la bataille, de saisir l’initiative des opérations par l’offensive, de disposer toujours et à chaque moment, de la faculté de concentrer ses forces, de combiner l’action frontale avec les actions de flanc, d’exercer, seul, la direction de la bataille. Outre cela, l’Empereur a révolutionné la logistique : sa combinaison des magasins et du ravitaillement sur le pays lui permet une très grande souplesse d’opérations. Enfin, et surtout, grâce aux possibilités ainsi obtenues il pourra toujours, « changeant pendant l’action sa ligne d’opérations », mener sa bataille sur tout axe d’effort de son choix, bousculant ainsi les prévisions de l’ennemi et menacer ses lignes de communication. À défaut d’un « système napoléonien » il y a le « génie » de Napoléon qui lui a permis de faire de ses batailles une démonstration magistrale de ce qui ne pouvait pas ne pas être fait pour obtenir la victoire.
Du début du XIXe siècle jusqu’en 1870 la pensée militaire allemande affirme sa prééminence. Un nom domine cette période : Clausewitz. Mais, de même que durant le XVIIIe siècle français, de brillants penseurs encadraient Guibert, on voit de nombreux écrivains militaires allemands prolonger, confirmer, étayer les principes énoncés par Clausewitz. Citons Berenhorst, l’irrationnel émule de Kant – Scharnhorst, pour lequel il n’y a que des cas d’espèces qui ne peuvent être résolus que par de fortes personnalités hautement cultivées, qui souligne l’importance du feu et plonge les esprits dans un bain de réalisme, – von Lossau (avec von Lilienstern) qui lient la politique, l’économie et la guerre et croient en la vertu de « l’inspiration » du chef, Vom Kriege, le considérable ouvrage de Clausewitz, est une véritable encyclopédie de la guerre. « Il envisage l’acte guerrier dans son essence, dans son origine et dans ses formes d’application ». Il traite successivement de la nature de la guerre, de la théorie de la guerre, de la stratégie en général, des différentes formes de la guerre, puis il esquisse les grandes lignes d’un plan de guerre. Au cours de ces développements didactiques Clausewitz donne une forme définitive à quelques vérités essentielles : les relations entre la politique et la guerre, le sens et le but des principales formes de guerre, les forces morales et les valeurs subjectives à la guerre, Vom Kriege est, indiscutablement, le bréviaire des chefs militaires de tous les temps. Il est plus : il est un des sommets de la pensée humaine.
Il revenait ensuite à Molke, chef d’état-major général de Prusse, de faire la synthèse des pensées militaires allemandes. « Inspirée par les idées napoléoniennes, la stratégie et la tactique de Moltke sont à base de manœuvre. Celle-ci est toujours adaptée au terrain, dont l’étude est primordiale. Moltke recommande également la connaissance poussée de l’histoire militaire. Il préconise l’initiative… Enfin il introduit l’usage de la “directive”, orientation générale à l’usage des chefs subordonnés. »
Dans le moment même où l’armée allemande atteint un sommet intellectuel, l’armée française trouve son niveau le plus bas dans ce domaine. Le règlement de 1881, qui n’est qu’un reflet de celui de 1791, sera appliqué en Crimée, en Italie, en Algérie. Très vaillante sur le champ de bataille, cette armée n’est inspirée par aucune idée tactique et, chose plus grave, se révèle incapable de tirer les leçons de sa propre expérience. Deux règlements, pourtant, apportant des améliorations à la rigidité du système appliqué arrivent trop tard : celui de la cavalerie (1868) et celui de l’infanterie (1869). L’expérience de Brack et celle d’Ardand du Picq seront pratiquement perdues. L’Armée française, à la veille de 1870, sera caractérisée par sa bravoure magnifique et par l’inadaptation de ses chefs à la bataille moderne. En face était une troupe parfaitement encadrée et mise en condition par des chefs ayant exactement prévu la guerre qu’il fallait faire.
* * *
L’auteur poursuit ses développements. Dans les chapitres suivants il étudie l’évolution des doctrines militaires de 1870 à la Première Guerre mondiale, – pendant la guerre 1914-1918, – durant l’entre-deux-guerres, – au cours de la guerre 1989-1945, – enfin depuis 1945. Puis il conclut en laissant prévoir trois aspects possibles de l’action militaire de l’avenir : la guerre dite « conventionnelle », la guerre « presse-bouton », « la guerre des arrières ». Reconnaissant qu’il y a là une vue un peu schématique des choses il admet une combinaison de ces trois formes de guerre. Ainsi le conflit futur risque d’être le même « drame » à la fois passionnant et angoissant qu’évoquait Clausewitz. Car, par-dessus les techniques et les procédés il restera toujours cette constante : l’homme, et à travers les grandes phases de l’histoire du monde se poursuivra toujours l’éternelle lutte de l’arme et de la cuirasse. ♦