La doctrine militaire soviétique
L’ouvrage de M. Garthoff a été édité aux États-Unis en 1952. La traduction française qui vient d’en être faite par M. Mario Lévi doit en assurer chez nous une plus large diffusion. La curiosité qui s’attache à tout ce qui traite du monde communiste attirera sans doute à M. Garthoff beaucoup de lecteurs en dehors de ceux qui, par nécessité professionnelle ou par goût, s’intéressent à l’art militaire ou aux problèmes de défense nationale.
Tout livre digne d’intérêt appelle la critique. Et, de prime abord, pourrait-on « disputer » sur le titre même de l’ouvrage puisque celui-ci analyse dans le détail non seulement ce que les auteurs les plus classiques rangent dans la « Doctrine », mais aussi, et surtout, des éléments qui relèvent de la tactique opérationnelle et, plus spécialement, de l’emploi des armes. Peut-être est-ce pour cela que l’exposé de M. Garthoff semble déjà avoir vieilli…
Napoléon Ier, en son temps, avait rappelé que dix années suffisent pour renouveler la tactique. Or l’auteur semble avoir saisi la doctrine soviétique de conduite des opérations militaires au lendemain de l’effondrement de l’Allemagne hitlérienne. La victoire soviétique, incontestablement, a résulté de l’utilisation des masses, de l’organisation des masses, en un mot, de la puissance matérielle dans un cadre classique. Il est certain que l’Union soviétique et, plus généralement l’ensemble politique et économique que constitue sa zone d’influence, a encore la possibilité d’appliquer les mêmes principes – et que des problèmes d’une solution difficile seraient ainsi posés aux états-majors occidentaux
Toutefois, l’utilisation éventuelle des « armes de destruction massive » a sûrement incité les théoriciens soviétiques à envisager d’autres formes d’opérations militaires. L’action méthodique et relativement prudente qui a été la règle entre 1942 et 1944 peut très bien, surtout au début d’un conflit, céder la place à des percées profondes renouvelées des premières incursions allemandes en Biélorussie et Ukraine – à une « fuite en avant », en somme, permettant aux premiers groupements de force d’échapper au barrage atomique…
En ce qui concerne l’emploi des armes, il faut admettre que l’action de la marine, limitée en 1944 aux mers fermées pour la protection du flanc des groupements de forces terrestres, s’élargira sans doute jusqu’à menacer les lignes de communications de l’adversaire. Et cela, soit par l’utilisation de croiseurs rapides, soit par l’engagement de sous-marins océaniques, les uns et les autres renseignés, sinon couverts, par l’aviation à moyen rayon d’action. Enfin, les possibilités sans cesse accrues de l’aviation, celles qui résultent de l’emploi des « missiles » téléguidés s’ajoutent à celles d’un puissant dispositif terrestre traditionnellement chargé de l’effort principal et condamné, comme dans le passé, à une manœuvre sur lignes intérieures.
Les premiers chapitres de l’ouvrage, ceux qui s’élèvent à la stratégie et aux rapports de la guerre et de la politique offrent un intérêt plus soutenu. C’est dans ce domaine, en effet, que la science militaire soviétique présente des aspects originaux en admettant, non seulement que les actions militaires et politiques se prolongent réciproquement, mais qu’elles coexistent, en permanence. Leur dosage est seulement fonction de l’effet recherché et des conditions du moment.
Aussi peut-on faire grief à M. Garthoff de n’avoir pas suffisamment précisé quelle peut être l’influence des facteurs non spécifiquement militaires sur les conditions d’engagement des forces armées. Car, pour un théoricien soviétique, l’action militaire est préparée par l’action politique ; elle est couverte par l’action politique, elle est accompagnée par l’action politique, elle est exploitée par l’action politique. La conservation du terrain ou des avantages acquis est assurée, en partie, par des actions politiques. L’engagement généralisé des forces armées rejoint donc, par ce biais, l’application des principes les plus rassurants de la coexistence pacifique dans la recherche du même effet.
Peut-être serait-il heureux et utile de discuter plus en détail du dogme de la « supériorité de la science militaire soviétique ». Mais le moment en serait mal choisi. La mise au pilon du Précis d’Histoire du Parti communiste de l’URSS, les critiques adressées au maréchal Staline pour sa conduite de la guerre, les révélations réduisant considérablement la part qui lui a été faite dans la direction des opérations militaires, sont autant de faits qui annoncent dans la pensée militaire soviétique une évolution, sinon un renouveau. Sur ce point, le livre de M. Garthoff devra être repensé.
Toutefois, même incomplet, même imparfait, il est digne de mérite : il existe. Et il s’accompagne d’une bibliographie abondante et minutieuse. Surtout, il incite le lecteur à se reporter aux classiques : à Napoléon, à Clausewitz, à Foch. ♦