Les fabricants de guerre. Espions allemands, 1918-1950
Les personnages des services secrets posent décidément aux foules des énigmes jamais déchiffrées. C’est sans doute qu’en cette matière, la légende devance l’Histoire. Le dernier chef de l’Abwehr semble ajouter à cette confusion. M. Bloch-Morhange nous en donne, dans Les Fabriquants de guerre, une silhouette marquée de traits originaux, aux proportions inattendues, qui nous conduit dans ces coulisses obscures où l’esprit du commun bute et se déconcerte. N’a-t-on pas déjà dit que ces organismes tenaient les fils de la politique des pays et courbaient sous leur loi le destin de ceux-ci ? L’auteur entend nous montrer un Canaris fort compliqué, préparant dès 1923 les voies d’une Allemagne omnipotente en Europe, par le moyen d’une « organisation mondiale d’influences allemandes », secrète et personnelle.
Devenu chef de l’Abwehr et résolu à faire échec au régime, Canaris déploie dès lors une activité double, le maintien de son « Organisation » lui important davantage que l’exécution loyale des devoirs de sa charge officielle. Il ira jusqu’à dénoncer indirectement aux États menacés les plans du Führer. Après la défaite allemande, les hommes de Canaris, animés par une main invisible, se retrouvent, partie dans le camp soviétique, partie dans le camp des Occidentaux, développant des actions occultes qui sont dans la ligne d’une immuable consigne : la résurrection de l’Allemagne. Ils apparaissent dans l’ombre de procès retentissants pour brouiller les cartes : procès Rajk, Mindszenty, espionnage français en Pologne, etc. Nouvelle Sainte-Vehme, une Briklerschaft se constitue qui poursuit la réhabilitation de l’ancienne Wehrmacht et un regroupement des anciens services de renseignements allemands dispersés.
Thèse facile, en faveur de laquelle l’actualité fournit plus d’un symptôme troublant. Mais le lecteur un peu informé ne manquera pas de noter ce qu’il y a d’artificiel dans la mise en scène de personnages trouvés et rassemblés avec tant de bonheur. Les services secrets ont trop souci de préserver leurs agents des atteintes de la publicité pour n’avoir pas mieux défendu l’herméticité de leurs mouvements. Les divulgations qui furent la conséquence du bouleversement européen, les révélations douteuses de certains procès n’autorisent guère les conclusions catégoriques. Et enfin, la thèse d’une Abwehr reconstruite et d’un État-major impatient de renaissance peut se prouver hors de l’intervention d’une foule de personnages louches gravitant comme autant de bêtes malfaisantes dans l’orbite des politiciens. Ici, l’auteur, apparemment fermé aux travaux historiques qui établissent peu à peu la vérité sur le rôle des services secrets avant et pendant la guerre, celui notamment du Service de renseignement (SR) français, fait une confusion pour le moins surprenante : information politique, police, SR militaire et même « cagoule » sont sur les mêmes sentiers et se combinent pour les mêmes actions. On s’étonnera qu’à l’occasion d’une étude prétendue sérieuse et documentée sur les dessous sordides de la politique internationale, M. Bloch-Morhange ait cru devoir – péché d’ignorance ou de tendance – mêler notre SR à des agissements où il n’a rien à voir et où il n’a jamais paru. Et quand il écrit liminairement que les officiers du SR « étaient aussi préoccupés de conspiration contre le régime » que de faire leur métier, il excède à coup sûr les bornes de la fantaisie. En ce pays, les légendes mortes ne retrouvent plus leur fraîcheur.