Le drame de Dunkerque
Les opérations, dont Dunkerque fut le théâtre en 1940, n’avaient pas été traitées, jusqu’ici dans le détail. La confusion tragique qui a marqué la retraite des armées franco-britanniques, l’improvisation hâtive qui présida à la défense de la Place et à l’évacuation de ses défenseurs, furent exploitées dès 1940 sur la foi de témoignages ni contrôlés, ni confrontés, à des fins soit de polémique anti-britannique, soit d’apologie inconsidérée du combattant français. Cette période de la petite histoire est heureusement dépassée.
Après avoir minutieusement reconstitué, grâce à des témoignages vécus, précis, contrôlés, la trame des décisions du commandement à tous les échelons et de leur exécution par les plus petites unités, le général Armengaud nous présente un ouvrage qui se classe d’emblée parmi les œuvres d’Histoire, tant la sûreté de sa documentation et l’objectivité de son exposé lui confèrent un caractère d’exactitude, tant la mise en relief des faits essentiels, la sobriété et la vie intense de ses descriptions soulignent sa haute valeur littéraire.
Dès la rupture du front de Sedan et son exploitation profonde, les armées alliées du Nord apparaissent vouées à un inexorable encerclement, dont la fatalité, suivant le scénario de la tragédie antique, ne cesse de se préciser, malgré les réactions impuissantes du commandement allié, jusqu’à l’échéance finale.
L’offensive en Belgique et en Hollande de l’aile gauche alliée constitue, à n’en pas douter, le prologue du drame de Dunkerque, tellement cette conversion inconsidérée de notre dispositif aggravait les désastreuses conséquences de la rupture de son pivot. Aussi l’auteur nous offre-t-il, au premier plan de sa fresque monumentale, dont Dunkerque marque comme le sommet, un récit vivant des opérations des armées alliées en Belgique et en Hollande, de leur repli sur l’Escaut, des velléités successives d’offensives de jonction vers le Sud, du repli général, le 26 mai au soir, sur la Lys, de l’encerclement des débris de la Ire armée dans la région de Lille. Ce récit, à grands traits, offre l’incontestable mérite d’exposer, avec une clarté que l’on chercherait en vain dans d’autres ouvrages, les réactions si enchevêtrées du commandement allié, l’explication de ses velléités successives : il montre les Français obsédés par les tentatives de jonctions auxquelles les Britanniques consentent à concourir, tout en amorçant chaque jour davantage leurs projets de réembarquement.
Le 28 mai, à la suite de la capitulation belge et de l’encerclement du gros de la Ire armée, le repli sur Dunkerque s’impose, avec l’alternative tragique de l’embarquement ou de la capitulation. Or, pour couvrir l’embarquement, l’amiral Abrial, commandant la défense de Dunkerque, et son adjoint le général Fagalde, commandant le 16e Corps d’armée, ne disposent que de faibles moyens de valeur très inégale :
– les deux seules divisions de la Ire armée échappées à l’encerclement de Lille (12e et 32e), qui ont dû, par ordre des Britanniques, abandonner leur armement collectif avant d’accéder à la tête de pont et qu’il faudra réarmer en toute hâte avec des moyens de fortune pour leur permettre de couvrir l’embarquement prioritaire de ceux qui les ont désarmés ;
– la 21e Division surprise en cours de transport par voie ferrée entre Boulogne et Ypres et qui sera engagée par petites unités ;
– deux divisions de vieilles classes – 6e et 68e – ramenées en hâte et très éprouvées de Belgique ;
– le secteur défensif des Flandres qui dispose d’unités non combattantes : bataillons de travailleurs, bataillons d’instruction, centres d’instruction.
Ces unités disparates, amalgamées et exaltées par un commandement, qui, à chaque échelon, fait preuve d’une rare énergie, contiendront jusqu’au 4 juin la ruée, jusque-là victorieuse, des Panzerdivisionen et des divisions d’infanterie allemandes appuyées par l’action massive ininterrompue d’une aviation maîtresse de l’air.
Le général Armengaud montre au prix de quel héroïsme, de quels sacrifices a pu s’effectuer l’embarquement de la totalité de l’armée britannique et d’une partie de nos troupes. Les corps blindés allemands, qui, jusque-là, ont balayé toutes les résistances, sont subitement arrêtés à Aire, Lumbrer, Boulogne par quelques fractions de la 21e Division qui se battent avec une énergie farouche. Les vieilles citadelles de Boulogne et Calais, écrasées par les Stukas, résistent obstinément. Aussi, les blindés du général Guderian n’atteignent-ils l’Aa que le 23 mai au soir. Et un spectacle surprenant nous est offert : les trois Panzerdivisionen, qui ont franchi la Meuse en quelques heures, le 14 mai, sont, arrêtées pendant trois jours sur un médiocre cours d’eau par un dispositif improvisé de groupes de reconnaissance, d’unités de travailleurs et par un régiment de la 21e Division, le 137e RI, le régiment de la tranchée des baïonnettes, fidèle à sa prestigieuse tradition. Grâce à ce coup d’arrêt, le commandement peut organiser la tête de pont contre laquelle toutes les attaques allemandes échoueront jusqu’au 4 juin.
Le général Armengaud décrit avec la précision, la sobriété et l’objectivité de l’historien, l’état d’esprit des combattants de Dunkerque. Tout concourait à les démoraliser : après une suite ininterrompue d’offensives avortées et de batailles défensives acharnées, une retraite épuisante, achevée dans le désordre, les soumettait à l’attraction obsédante des quais d’embarquement. Il suffit qu’un commandement énergique fit appel à l’esprit de sacrifice de tous pour transformer subitement des unités, à cohésion incertaine et mal armées, en une troupe qui offre les plus beaux exemples d’obstination dans la lutte et de réactions offensives spontanées. Le sursaut moral porte la marque des plus pures traditions françaises.
Au cours de ces journées, les combattants du front n’eurent pas le monopole de l’héroïsme. En des tableaux d’un réalisme saisissant, l’auteur dépeint les effets des bombardements à Dunkerque et dans les localités voisines : l’obstination des marins dans leur rôle de sauveteurs, des sapeurs qui poursuivent en plein incendie l’exploitation du central téléphonique, enfin, cette fresque digne du pinceau d’un Delacroix, l’entassement tragique des blessés dans le sanatorium de Zuydcoote.
Mais à l’héroïsme de la défense succède, le 4 juin, au lever du jour le drame de l’abandon : les éléments de la Ire armée qui ont attendu en vain leur embarquement les jours précédents et le dernier échelon des unités combattantes, privées du fruit de leur sacrifice, demeurent sur la plage devant une mer vide de bateaux.
L’auteur tente d’expliquer ce lamentable épilogue par une double erreur du commandement : estimation excessive des possibilités d’embarquement et insuffisance des effectifs à embarquer. C’est fort possible. Il est même vraisemblable que le tonnage disponible le 3 juin au soir et l’impossibilité de prolonger la résistance ne permettaient pas une meilleure solution. Mais on ne saurait néanmoins excuser le commandement d’avoir, dès le 3 juin au soir, pour justifier son départ, considéré le problème résolu et de plaider aujourd’hui la surprise.
La possibilité d’embarquement, à laquelle le commandement avait donné un caractère de certitude, avait été une des sources d’inspiration de « l’esprit de Dunkerque », celui de la résistance obstinée. Le 4 juin au lever du jour, ceux qui, à l’appel de ce commandement, s’étaient sacrifiés jusqu’au bout, erraient sur la plage dans l’attente de la captivité autour du PC de la défense abandonné. En fermant ce beau livre, si profondément émouvant, on ne peut s’empêcher d’évoquer la mémoire d’un autre chef, le général Prioux, commandant la Ire armée, qui, apprenant le 28 mai sur la Lys l’encerclement du gros de ses divisions dans la région de Lille, décida spontanément d’en partager le sort.