Conférence prononcée par le ministre de la Défense à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 19 novembre 1979.
La contribution de la Défense à la recherche et aux progrès scientifiques et industriels
Mon Général,
Mesdames, Messieurs les auditeurs,
M’adressant aux auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale, je n’ai certes pas besoin de démontrer, ni même de rappeler que la politique de défense concerne l’ensemble de la vie de la nation. Sans doute, le seul temps de guerre requiert-il que le pays engage toutes ses forces dans la lutte pour son salut, tout étant alors subordonné à l’efficacité de l’instrument de survie : l’Armée. Sans doute, la paix se définit-elle précisément par l’effacement de ces exigences, et c’est une imagerie universelle qui, aux malheurs de la guerre, oppose les travaux de la paix. Mais ce diptyque, pour familier qu’il soit, n’est pas tout à fait exact. Certes, la paix n’est pas comme le veut une maxime célèbre mais teintée d’humour noir, l’intervalle qui sépare deux guerres. Il n’en demeure pas moins que cet état normal des relations entre les hommes n’a cessé au cours des temps d’être troublé, les crises étant, selon les époques, plus ou moins rapprochées et plus ou moins graves. Si bien qu’au sein même de la paix, les responsables de la vie des nations manqueraient à leur devoir s’ils ne travaillaient pas à mettre le peuple, qui leur a fait confiance, en état d’affronter la guerre. Ce qui veut dire deux choses : préparer la nation à passer tout entière de l’ordre de la paix à l’ordre de la guerre, la doter des moyens qu’il lui faudrait alors mettre en œuvre pour conserver sa liberté.
Les moyens de défense dont il y a lieu de doter un pays pacifique tel que la France, qui n’a aucune revendication territoriale à présenter ou à satisfaire et qui est avant tout soucieux de préserver son indépendance, doivent d’abord être crédibles. Crédibles, c’est-à-dire selon une expression pleine de sens : qui tiennent en respect. Mais en matière d’armements, la crédibilité ne s’établit que par comparaison. La valeur d’une arme, d’un système d’armes s’établit par rapport à ceux avec lesquels ils sont confrontés. Rivalité qualitative qui vient s’ajouter à la rivalité quantitative depuis toujours connue, et qui complique le vieux duel du glaive et de la cuirasse.
Où en est-on aujourd’hui ? L’évolution de l’art militaire a conduit à remplacer les armées de masse, qui tenaient leur efficacité du nombre des soldats et de l’habileté manœuvrière des chefs, par des armées de matériels pour lesquelles les qualités humaines sont, bien sûr, toujours nécessaires, mais dont l’efficacité dépend beaucoup de la qualité technique des matériels. L’évolution qui ne se dément pas depuis plus d’un demi-siècle pousse à une sophistication croissante des matériels, et, dans sa quasi-totalité, l’industrie d’armement fait aujourd’hui partie des industries à haut niveau technologique. Il en résulte des dépenses importantes qui pèsent lourdement sur les budgets des États et dont un effort concerté et loyal de désarmement, ou du moins de limitation des armements, pourrait seul nous affranchir. Faute de cet effort, dont il faut bien reconnaître qu’il ne se dessine pas, la paix ne peut ignorer la guerre, et c’est la mission première de l’État que d’assurer la défense de la nation.
C’est pourquoi le Gouvernement a défini en 1976 une programmation des équipements militaires et des armements, qui couvre une période de six années et qui y consacre une part croissante du Produit National. La finalité de ce programme est de doter la France des capacités militaires nécessaires à sa sécurité et adaptées au rôle qu’elle entend jouer dans le monde. L’appréciation de l’usage qui est fait de ces crédits doit être estimée fondamentalement en termes de puissance militaire. Le budget militaire est un budget d’équipement ou de dotation pris au sens le plus large du terme, en vue de mettre en œuvre la politique de défense nationale. Mais le budget de la Défense, ne serait-ce que par la masse financière qu’il représente, a un rôle et un impact économiques indéniables. Si bien que la menace de guerre, dont on ne peut faire abstraction, vient, par l’intermédiaire du budget de la Défense, participer aux travaux de la paix.
C’est de cette participation, Mesdames et Messieurs les auditeurs, de son mécanisme, de son ampleur, de son importance pour la nation, que je vais vous entretenir.
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J’ai parlé d’impact. Cet effort secondaire est déjà important pour les dépenses dites de fonctionnement puisqu’il injecte dans les économies locales, dont il constitue un pourcentage non négligeable, les crédits correspondant aux soldes des personnels, aux achats de l’intendance concernant la subsistance des troupes, aux travaux divers de construction, d’entretien ou de réparation des installations militaires. Des études analytiques sont en cours pour mieux cerner ce que représentent ces dépenses de vie courante pour les économies locales ; mais, même si elles n’ont d’effets que liés au quotidien, il n’est que de constater l’émotion qui s’empare de la petite ville, même de la ville moyenne, à laquelle on enlève « son » régiment.
Les dépenses d’investissements des armées sont de tout autre conséquence pour la communauté nationale et d’abord par le nombre des emplois qu’elles induisent directement. Mais l’effet des investissements militaires va bien au-delà et pose le problème des retombées civiles dont on parle si souvent. En raison de la sophistication des matériels, le budget de la Défense n’a plus pour principal effet économique de donner du travail aux manufactures d’armes, aux chantiers de constructions navales, aux arsenaux. Mais de ce fait également, ses retombées civiles ne peuvent concerner que des secteurs de niveau technologique identique ou voisin. Il est tout à fait vain de vouloir les apprécier au niveau de la ménagère, tant il est évident qu’il n’y a aucune commune mesure entre les recherches de haut niveau ou les productions de matériels sophistiqués et la machine à laver la vaisselle ou l’empaquetage sous cellophane des côtelettes.
Une caractéristique aussi importante de la recherche à finalité de défense est son étendue : elle s’intéresse en effet à de nombreux secteurs scientifiques et techniques et, dans chacun d’eux, elle en aborde tous les aspects, depuis les plus fondamentaux jusqu’aux plus technologiques. Certes les objectifs de la politique de défense et les besoins des états-majors guident en priorité les travaux des laboratoires et des services techniques : la « recherche de défense » est une recherche orientée. Un de ses caractères spécifiques est que les études doivent à la fois tenir compte des préoccupations à moyen et long terme et maintenir un effort constant en vue de préparer les générations futures de matériels alors qu’une génération entre à peine en service. D’où l’importance des études et recherches en amont, dont je signale que les crédits ont augmenté de manière considérable : + 146 % de 1977 à 1979. Par là, la recherche militaire participe au progrès général des sciences et des techniques et en explore les possibilités alors même qu’elles ne correspondent pas toujours à des besoins reconnus pour les armées. Les travaux de recherche à finalité militaire ont dès lors des applications qui dépassent bien souvent le cadre des armées. Leur effet d’entraînement sur l’économie en est accru. Les secteurs de pointe, notamment l’aéronautique, l’électronique et le nucléaire, bénéficient largement des résultats obtenus sur crédits militaires, et cela d’autant plus que la plus grande partie de la recherche de défense est effectuée dans des établissements industriels.
Mais si la recherche de défense entretient des liens très étroits avec la recherche civile, elle a toutefois des caractéristiques propres qui nécessitent un traitement à part dans la politique générale du Gouvernement. Il s’agit d’abord, pour un certain nombre des actions entreprises, du caractère confidentiel imposé par leur finalité, le secret constituant en matière de défense une des conditions de l’efficacité. D’autre part le secteur de la défense est probablement le seul où soient réunis sous une même autorité – le ministre de la Défense – les responsables de la conception et de la réalisation des matériels et les responsables de leur utilisation. Cette intégration du fournisseur – la Délégation Générale pour l’Armement – et du client – les états-majors – au sein d’un unique organisme permet d’avoir une structure originale de gestion. La planification, la programmation et l’exécution des travaux font ici, plus encore qu’ailleurs, l’objet d’une concertation étroite entre tous les partenaires.
Comment la recherche est-elle organisée au sein du ministère de la Défense ? Il m’a paru nécessaire de créer, en juin 1975, le Conseil de recherches et études de défense qui, sous ma présidence, connaît de l’ensemble des études et recherches intéressant la défense : études de prospective, recherches exploratoires scientifiques et techniques, recherches et études orientées, recherches et études d’amélioration des moyens technologiques, études de conception et de définition de systèmes, développements exploratoires. Le Conseil est consulté sur la politique générale à suivre en matière de ressources, d’orientation et d’organisation des recherches. D’autre part, un poste de conseiller scientifique du ministre a été créé ; outre sa mission de conseil, il a pour tâche de travailler à la cohérence des actions du ministère avec les actions de recherche des centres et laboratoires civils. Enfin, à l’intérieur de la délégation générale pour l’armement, la direction des recherches et moyens d’essais a été transformée : la nouvelle direction des recherches, études et techniques doit affirmer son rôle d’incitation au développement des connaissances et à l’innovation technique ; l’établissement technique central de l’armement lui est rattaché. Les autres directions de la direction générale de l’armement – direction des programmes et des affaires industrielles, directions techniques des armements terrestres, des constructions navales, des constructions aéronautiques et des engins, le service central des télécommunications et de l’informatique – participent, dans le cadre de leurs activités, à l’effort d’études et de recherches selon les orientations arrêtées. J’ajoute que le ministre dispose du centre de prospective et d’évaluations qui, dans le cadre de ses attributions, participe à l’orientation des recherches et études à long terme.
Après les structures je passerai aux moyens. L’évolution des crédits de recherche, développement et études (nucléaire compris) comparés à ceux des dépenses nationales brutes de recherche et développement est significative. Je m’en tiendrai à quelques chiffres. En francs courants, les crédits de paiement de la défense nationale affectés aux études et recherches se sont successivement élevés de 1975 à 1979 à 5 050, 5 600, 6 100, 7 750, 9 350 millions alors que ceux des dépenses nationales consacrées à la recherche s’élevaient dans le même temps à 26 200, 29 700, 33 600, 37 800, 41 000 millions. Ainsi, alors que le budget de la Défense représente actuellement moins de 4 % du produit national, sa contribution aux dépenses nationales de recherche et développement dépasse 20 % – c’est-à-dire est proportionnellement plus de cinq fois plus élevé. De même 20 % du budget de recherche et développement des entreprises françaises est financé par la Défense, alors que 15 % seulement le sont par l’ensemble des budgets des autres ministères.
De ces crédits d’études et de recherches 26 % sont dépensés dans les laboratoires dépendant du ministère de la Défense ou du commissariat à l’énergie atomique. La plus grosse part des travaux (73 %) est réalisée dans les laboratoires ou bureaux d’études des industriels, la part du secteur universitaire étant relativement faible quoique représentant environ 20 % des crédits d’études en amont.
Ces différents crédits sont utilisés grâce à des contrats d’études passés avec les industriels ou les laboratoires par les directions de la délégation générale pour l’armement ou de l’administration centrale, en particulier par la direction des recherches, études et techniques. Les résultats de ces études, rapports ou réalisations deviennent en général la propriété conjointe du titulaire du contrat et de l’État et peuvent être réutilisés par les deux parties pour, selon les cas, déboucher sur un programme nouveau ou la poursuite du processus de recherche. Ce qu’il est important de souligner, c’est que ces contrats d’études et de recherches, en plus du résultat ponctuel qu’ils permettent d’obtenir, augmentent en même temps le niveau scientifique, technique ou technologique de ceux qui en bénéficient.
Ainsi tous les efforts se situent dans un cadre fortement structuré ; les travaux se réalisant le plus souvent au sein d’entreprises industrielles, il en résulte une diffusion et une exploitation rapides des connaissances acquises. C’est la conjugaison des deux phénomènes, pourcentage proportionnellement plus élevé des dépenses de la Défense consacrées aux développements, et utilisation plus rapide au stade industriel des résultats des travaux, qui explique la part prépondérante prise par la Défense dans bon nombre de secteurs, part en fait très supérieure à ce que pourrait laisser supposer son pourcentage dans l’effort national.
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Comment la ventilation des crédits de recherche, développement et études s’effectue-t-elle ? Par ordre d’importance des crédits affectés, les secteurs concernés se présentent ainsi : l’électronique et l’informatique pour 27 %, les engins pour 22 %, le nucléaire pour 18 %, l’aéronautique pour 15,5 % ; viennent ensuite les constructions navales pour 5 %, les matériels terrestres pour 3 %.
C’est d’abord à partir, en premier lieu, des disciplines scientifiques et technologiques – électronique, informatique, énergétique – que j’examinerai les retombées, dans des domaines non directement concernés par la préparation de la défense – disons : civils – des travaux effectués par ou pour celle-ci.
L’électronique d’abord. Les matériels d’armement exigent une électronique sophistiquée dont la part ne cesse d’augmenter. Il en résulte que l’effet d’entraînement est, dans ce secteur, très grand. Tel est le cas, par exemple, des travaux sur les lasers dont les applications sont nombreuses et intéressent la métrologie de précision, la médecine, le traitement et la transmission de l’information – des travaux sur l’infrarouge qui concernent des domaines aussi différents que les applications de la thermographie à la médecine et à la télédétection des rejets en mer. En matière d’antennes radar, Thomson-CSF n’aurait pu accéder au marché international civil sans l’expérience acquise au titre des études militaires. Autres exemples : les composants hyperfréquence, notamment pour la transmission ou la détection des ondes millimétriques – la technologie des émetteurs-récepteurs de télécommunication : les filtres et résonateurs à quartz utilisés dans le secteur civil bénéficient des études militaires – la technologie des transmissions par fibres optiques. La délégation générale de l’armement participe aux travaux de recherches et développement du comité de coordination des télécommunications qui est un comité interministériel.
De même, la délégation générale pour l’armement participe aux travaux du comité consultatif de la recherche en informatique. Dans ce domaine, parmi les thèmes de recherche à retombées civiles, on peut citer, en ce qui concerne le langage de programmation, le langage standard LTR (langage temps réel) qui, mis au point par les armées, est en voie d’être utilisé par la navigation aérienne civile ; en ce qui concerne l’architecture des calculateurs, le processeur parallèle développé actuellement sur des crédits mixtes avec le ministère de l’Intérieur ; en technologie, les mémoires à bulles magnétiques (destinées à remplacer les mémoires à disques) ; les circuits à grande échelle d’intégration (en liaison avec le plan « circuits intégrés ») ; le vidéodisque, procédé de stockage et de redistribution d’une grande masse de données ; les aides à la conception, comme la conception assistée par ordinateur.
En matière d’énergétique, sont particulièrement nombreuses et importantes les retombées civiles des études de transmissions électriques et hydrauliques de puissance, domaine qui est appelé à prendre de l’importance dans le secteur des transports ; de même, les études intéressant la motorisation : celles portant, par exemple, sur l’utilisation des turbomachines pour la traction ou la génération d’énergie électrique ; les procédés de suralimentation des moteurs diesel, développés actuellement pour les moteurs de chars et de navires devraient trouver des utilisations en traction routière et ferroviaire. Parmi les nombreuses études effectuées dans le domaine de l’électronique, on peut citer celles relatives au moteur autosynchrone à commutation électronique permettant d’améliorer la fiabilité et de fonctionner en environnement sévère. Diverses applications (bras manipulateur pour le commissariat à l’énergie atomique, engin sous-marin d’exploration, véhicule électrique) sont envisagées en plus des applications militaires.
En électrochimie, parmi les thèmes d’études lancées pour les besoins militaires et suivies d’applications civiles dans le domaine des piles et accumulateurs, on peut citer les piles au lithium qui ont ouvert le marché des piles pour simulateur cardiaque, l’accumulateur sodium – soufre développé pour le véhicule électrique et le stockage de l’électricité, la pile à combustible hydrogène-air envisagée pour la propulsion sous-marine.
Après ce rapide examen, nécessairement incomplet, des retombées civiles des recherches à objectifs militaires menées à partir de grandes disciplines scientifiques et technologiques, il sera peut-être plus évocateur et, si j’ose dire, plus démonstratif, de partir des recherches menées pour les deux armées qui exigent les plus grands efforts de recherche : l’armée de l’air et la marine. Je poursuivrai par le spatial et par le nucléaire.
L’aéronautique militaire est, comme l’on dit : « menante », en matière de recherche et fait bénéficier l’aviation civile d’une grande partie de ses études. C’est le cas en matière d’aérodynamique : nouveaux profils, amélioration des formules actuelles, souffleries (projet de soufflerie transonique) ; contrôle automatique généralisé, et particulièrement des commandes de vol électriques ; intégration des systèmes de pilotage et de systèmes de navigation permise par l’emploi des techniques numériques ; propulsion : dans tous les pays la technologie des moteurs aéronautiques civils est dérivée de celle des moteurs militaires avancés (par exemple le corps haute pression du réacteur américain F 101 est monté sur le moteur civil CF-M56) en coopération avec la Snecma ; technologies de systèmes de navigation à inertie utilisant des systèmes de fonctionnement nouveaux et des composants de technologies nouvelles comme les gyromètres laser – matériaux composites permettant d’alléger les structures de cellules d’avion et d’améliorer les rotors d’hélicoptères – protection contre les charges électrostatiques, contre le givrage ou contre le foudroiement. L’exemple de l’hélicoptère est encore plus frappant que celui de l’avion, un même type d’appareil étant équipé soit en version civile, soit en version militaire. Là aussi les efforts de recherche sont principalement soutenus par la Défense (bien que le marché civil de la division hélicoptère de la Snias dépasse 50 %).
Si nous passons à la marine, il faut distinguer l’apport au domaine civil des recherches accomplies en vue du développement, d’une part des bâtiments de surface non conventionnels, d’autre part des engins sous-marins. Parmi les premières, je mentionnerai les études exploratoires menées actuellement sur les projets d’hydroptères et de navires à effet de surface à quilles latérales, naguère dits sur coussins d’air, ainsi que sur leur système de propulsion. Ces études devraient permettre d’aboutir à la réalisation de bâtiments rapides qui présentent de l’intérêt pour la marine marchande. En ce qui concerne les engins sous-marins, les études en cours intéressent notamment la plongée humaine profonde au point de vue des problèmes à résoudre tant physiopatholo-giques que biomédicaux, les transmissions sous-marines d’images de télévision par voie acoustique, l’imagerie acoustique marine, les problèmes de propulsion, de télémanipulation, d’énergie, de métallurgie, d’ergonomie, liés à la réalisation d’un engin sous-marin habité d’intervention (la direction des recherches, études et techniques participe aux études du projet SM 97, lancé par le centre national pour l’exploitation des océans et réalisé par la direction technique des constructions navales, engin destiné à opérer à 5 000 mètres avec un équipage de trois personnes).
Dans le domaine spatial, les travaux menés par la Défense ont permis le démarrage d’un secteur industriel et scientifique qui apparaît aujourd’hui comme plein d’avenir pour des applications civiles : fusée Ariane, satellites de télécommunications, de navigation, d’observation de la terre (en particulier pour les recherches pétrolières, agricoles et de toutes les ressources naturelles de la planète).
Mais la capacité actuelle de la France est le résultat d’un long et persévérant effort qui, pour l’essentiel, a été poursuivi par la recherche de la Défense pour ses études d’engins balistiques stratégiques mer-sol et sol-sol. C’est ainsi que furent réalisés les engins de la série dite « des pierres précieuses » (Agate, Topaze, Émeraude et Saphir). C’est ainsi que fut lancé le programme Diamant qui a permis à la France d’être la troisième des puissances spatiales dès 1965.
Cet effort, dont une partie a été reprise par le secteur civil, se poursuit par la participation de la Défense au programme Ariane, au programme du satellite d’observation de la terre Spot et à celui du satellite de télécommunications Télécom 1. Pour ces systèmes, l’effort consenti pour la réalisation des programmes d’engins stratégiques a beaucoup contribué à la maîtrise acquise par notre industrie des techniques électroniques qui sont largement utilisées pour les lanceurs spatiaux, les satellites civils (météorologie, télécommunication, navigation, télédiffusion…) et également par l’aéronautique civile.
Enfin actuellement des études se poursuivent pour la conception française de tubes hyperfréquences à onde progressive, d’enregistreurs magnétiques de bord et de caméras infrarouge qui sont nécessaires pour les programmes militaires et qui pourront être utilisés directement pour des programmes civils déjà décidés.
Dans le domaine nucléaire, il est indéniable que les études et les travaux effectués pour la défense nationale ont été le tremplin qui permet à la France d’occuper la position exemplaire qui est la sienne aujourd’hui pour la production d’énergie nucléaire pacifique. En effet, les premiers réacteurs électrogènes qui ont été construits en France sont les deux réacteurs graphite-gaz de Marcoule, dont la mise en service date de 1959 et 1960. Ces réacteurs, destinés à satisfaire les besoins des armées, ont permis de mettre au point les techniques, de former des équipes, et sont à l’origine des réacteurs de Chinon, Saint-Laurent et Bugey, producteurs d’électricité nucléaire depuis plus de 15 ans.
De même, bien avant de lancer un programme électronucléaire fondé sur les réacteurs à eau légère, la France avait acquis l’expérience et la maîtrise du procédé d’enrichissement de l’uranium par diffusion gazeuse. Ses objectifs militaires l’avaient poussée à étudier ce maillon essentiel de l’énergie nucléaire dès la seconde moitié des années 1950. Actuellement, avec l’usine Eurodif du Tricastin qui est entrée en fonctionnement dans les délais prévus et en respectant le devis, les premiers conteneurs d’hexafluorure enrichi pour l’alimentation des centrales à eau pressurisée ont été livrés au mois de mars 1979, assurant ainsi l’indépendance nationale des approvisionnements et donnant à la France une place de choix sur le marché mondial de l’uranium enrichi. Cette réussite est la suite logique de la réalisation de l’usine militaire du C.E.A. à Pierrelatte et n’aurait guère été envisageable sans l’expérience accumulée depuis vingt ans sur les réacteurs des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
Quant au retraitement des combustibles usagés, la France est, avec la Grande-Bretagne, le seul pays à mener à bien les techniques assurant le cycle complet du combustible. Si l’usine de La Hague retraite depuis 1967 les combustibles irradiés français et étrangers, c’est grâce aux connaissances acquises à l’usine militaire de Marcoule, dont la mise en service date de 1958. Enfin le traitement des déchets de haute activité sera assuré à La Hague par un atelier de vitrification. Cette solution originale et sûre a été mise au point à Marcoule pour traiter les déchets militaires.
En dehors des grands domaines que je viens d’évoquer pour lesquels les retombées civiles des recherches de défense sont relativement faciles à identifier, il existe bien d’autres thèmes de recherche dont les applications intéressent de façon plus diffuse un grand nombre de secteurs industriels. Ainsi en va-t-il de la physique fondamentale, où l’on peut citer les travaux sur la synthèse chimique dans des décharges électriques, ainsi que les travaux sur l’application du laser à la fusion thermonucléaire. Dans le domaine de l’instrumentation et des mesures, l’anémométrie laser qui permet de mesurer la vitesse d’écoulement d’un fluide sans y introduire l’élément perturbateur ; de même les oscillateurs à quartz qui fournissent des bases précises de temps et de fréquence. En mécanique des fluides, en dehors de l’amélioration des performances des turbines, les résultats des efforts de recherche menés par la Défense dans le secteur de l’acoustique (fatigue auditive et traumatismes sonores) devraient être directement applicables aux problèmes d’environnement. Dans la technologie des matériaux, les recherches en matière de fiabilité des structures, de phénomènes de fatigue ou de rupture, de contrôle non destructif intéressent très directement le secteur industriel civil. On peut citer également les nouveaux matériaux développés pour l’aéronautique (matériaux composites, fibres de carbone, etc.) qui font leur apparition dans les autres industries où ils devraient trouver un large champ d’application. Enfin, en biologie, on peut citer les recherches sur la physiopathologie du choc et celle des grands brûlés, dont l’application aux besoins civils est immédiate.
Le domaine de la biologie me conduit tout naturellement à cette considération évidente qu’il ne suffit pas de mettre au point des matériels, aussi performants soient-ils : encore faut-il que les personnels qui doivent les mettre en œuvre soient parfaitement aptes à le faire et que, d’autre part, ils soient efficacement protégés de la menace adverse. Aussi un effort, moindre en volume mais non moins important par ses conséquences, est-il mené dans le domaine biomédical. Je citerai notamment les travaux portant sur la maîtrise relative des états de veille et de sommeil, la plongée profonde (les armées ont, par exemple, contribué largement au succès de l’opération de plongée à 500 m d’immersion « Janus IV » en 1977), la vie en milieu clos, la prévention et le traitement des effets des rayonnements, la prévention et le traitement des intoxications par agents chimiques, la prévention et la lutte contre les épidémies, l’ergonomie des postes de pilotage d’avion ou de char, par exemple.
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En ce qui concerne les crédits de fabrication, leurs retombées dans le secteur civil sont de différentes natures. Il y a lieu de mentionner d’abord l’industrie de l’armement proprement dite, relativement bien répartie sur l’ensemble du territoire, qui participe à l’activité industrielle et au développement de certaines régions peu industrialisées. Les arsenaux de l’État ont réalisé une grande partie des matériels d’armement terrestre et l’essentiel des bâtiments de la marine nationale.
Placée sous l’autorité du ministre de la Défense, en particulier par la loi de 1946 qui a créé l’office national d’études et de recherches aérospatiales, c’est une place majeure qu’occupe l’industrie aérospatiale dans le potentiel industriel du pays ; elle assure l’équipement des forces armées en matériels aériens ainsi qu’en missiles. Les commandes militaires ont constitué la base de son activité, soit plus de 70 % de son chiffre d’affaires. Les principales firmes d’électronique professionnelle ont travaillé pour plus de la moitié pour l’armement, notamment pour des commandes aéronautiques. L’armement a représenté 80 % de la branche des constructions navales et nourri l’activité d’un nombre important d’entreprises du secteur de la mécanique.
Il n’est pas négligeable de considérer que l’armement emploie plus de 280 000 travailleurs, dont plus de 130 000 dans les secteurs public ou parapublic, 155 000 dans l’industrie privée. Sur ce total, environ 100 000 personnes travaillent pour l’exportation. En effet, l’industrie d’armement ne peut s’en tenir à la satisfaction des besoins de nos armées qui ne suffiraient pas à assurer en permanence le maintien de son potentiel. Les exportations y contribuent, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, à travers l’activité des bureaux d’études, la régularisation des charges de travail et l’allongement des séries. J’ajoute qu’elles ont représenté en 1978 40 % du chiffre d’affaires d’armement et environ 5 % de nos exportations totales. Il y a là une retombée économique qui devrait être rappelée.
Je noterai, d’autre part, qu’un matériel développé pour un usage militaire peut avoir également un emploi civil. C’est le cas des hélicoptères Gazelle et Puma dont les versions civiles sortent des mêmes chaînes de fabrication que les versions militaires ; c’est le cas également des moteurs diesel marins.
De même, les crédits militaires induisent la construction d’un outil industriel qui peut produire des matériels civils : c’est le cas, dans sa quasi-totalité, de l’industrie aéronautique, constructeurs de cellule, constructeurs de moteurs, équipementiers et même réparateurs. Cette industrie a été reconstruite dans les années 50 et 60 grâce aux crédits militaires et ses 29 % de chiffre d’affaires civil n’existeraient pas s’il n’y avait eu les 71 % du domaine armement. Il ressort de ce que j’ai dit précédemment que c’est également le cas de l’industrie de l’électronique professionnelle pour la montée de son chiffre d’affaires.
L’emploi des crédits militaires au bénéfice de l’outil industriel peut se produire de deux façons. Le ministère de la Défense peut financer directement la réalisation de certaines usines, l’achat de machines-outils, etc. et il autorise l’industriel à les utiliser au-delà des besoins des armées, sous certaines conditions qui sont naturellement définies par contrat. Cette solution, largement utilisée par le passé, l’est moins actuellement. L’autre solution, utilisée dans la majorité des cas, consiste à ce que ce soit l’industriel qui finance lui-même ses investissements et qu’il intègre, dans ses éléments généraux de prix, les amortissements correspondants. Un exemple d’actualité de ce genre de retombée industrielle est celui de la Société Matra qui, grâce à son activité en matière d’armements, a acquis un certain potentiel industriel, constitué des équipes et mis au point des méthodes de « management » pour réussir les programmes qui lui étaient confiés – si bien qu’elle peut se diversifier largement aujourd’hui dans d’autres secteurs.
Enfin la nécessité d’en disposer pour les besoins de la Défense conduit à mettre sur le marché des produits nouveaux qui deviennent disponibles pour d’autres usages. Tel est le cas – et je me bornerai à cet exemple – du titane, dont les unités de production ont été créées pour des besoins essentiellement militaires (fabrication de pièces de projectiles, de missiles, de fuselage d’avions). Ce métal et les alliages dans lesquels il entre sont actuellement utilisés dans l’aéronautique civile, les centrales nucléaires, la fabrication des ailettes de turbines, des outils de coupe, etc.
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Mesdames et Messieurs les auditeurs, il est temps de conclure. Je le ferai en reprenant quelques-uns des points de vue que je viens de développer.
L’objet des recherches, études et développements menés sous l’autorité ou le contrôle du ministère de la Défense est d’abord, et par définition, militaire. Il vise d’une part à maintenir nos forces nucléaires au niveau exigé par notre politique de dissuasion, d’autre part à assurer à nos forces conventionnelles les capacités de détection et de riposte ainsi que les systèmes de commandement nécessaires à leur mise en œuvre dans un contexte opérationnel en pleine évolution.
Mais, à travers son budget, indirectement ou directement grâce à ses équipes propres – et ici je dois rendre hommage aux corps techniques de mon département, en particulier aux ingénieurs de l’armement et à ceux qui travaillent sous leurs ordres – la Défense participe largement au développement de technologies compétitives et d’une industrie vraiment moderne. Capable, veux-je dire, d’assimiler tous les progrès scientifiques et techniques et d’y contribuer par elle-même. L’incomparable capital national que représentent les études et recherches militaires tient à ce que la sophistication des matériels, et surtout l’adoption des moyens de guerre faisant appel à des connaissances complexes et d’un accès difficile, exigent que ces recherches s’appliquent aux techniques et aux industries de pointe. Or, celles-ci ne font pas de distinctions entre le civil et le militaire. Mais je dirai plus : comme il ne saurait être question de temporiser – du moins au-delà du raisonnable ! – quand il s’agit de la sécurité de la nation, il est des recherches que l’on pourrait hésiter, voire renoncer, à entreprendre si elles n’intéressaient pas la défense nationale ; ainsi est-il des cas – et ils sont nombreux – où la Défense exerce un effet d’accélération en matière de progrès scientifique, technique, industriel.
C’est que même les esprits les plus pacifiques ne peuvent exclure la possibilité de voir s’allumer un jour un conflit dans lequel serait impliqué notre pays. Il faudrait alors – et ce pourrait être une question de vie ou de mort – que ses armes fussent à la hauteur du péril. Si, selon une maxime fameuse d’Auguste Comte, « Gouverner c’est prévoir pour pouvoir », cette maxime, au premier chef, s’applique à cette tâche de gouvernement essentielle qu’est la sauvegarde de l’indépendance nationale. Trop d’exemples ont montré dans l’histoire, lors même que le courage de l’un des adversaires était intact et inentamée sa volonté de victoire, que force lui était cependant de céder devant les moyens que l’ennemi avait su réunir et mettre en œuvre. Il n’y a jamais rien d’inexplicable dans ces minutes de vérité que sont les désastres militaires, et l’inadaptation des moyens est depuis toujours un élément d’explication assez constant et assez sûr. Nous avons par notre réflexion et notre effort à faire en sorte que jamais le pays ne connaisse à nouveau le jour où il n’aurait plus en main que le glaive brisé du vaincu. ♦