Stratégie et bombe atomique
Le général Chassin, de l’armée de l’Air, dans son ouvrage Stratégie et bombe atomique, où sont reproduits d’importants articles de Revue, expose au public français et, plus spécialement, aux officiers des armées de terre, de mer et de l’air, une vaste fresque de ce que serait la guerre dans les dix années qui vont suivre. Tirant du passé et, particulièrement, de la Seconde Guerre mondiale les enseignements stratégiques et tactiques qui s’imposent, il les analyse à la lumière des armes nouvelles pour en faire une synthèse apte à servir dans un avenir immédiat.
Résolument tourné vers l’avenir, il nous montre ce que deviendra la guerre lorsque la portée des V2 téléguidés et télécommandés permettra d’atteindre une distance de 10 000 kilomètres.
Après un plaidoyer pour la culture générale chez les officiers, il nous fait bénéficier de ses réflexions et méditations sur les guerres passées. Puis, après avoir fait le point des résultats obtenus avec la bombe atomique, il nous montre les conséquences qui en résulteront pour l’aviation, la marine, l’armée et la défense antiaérienne du territoire. Avec perspicacité, il définit les éléments de la stratégie aérienne de demain, insiste sur l’importance des bases aériennes et les formes nouvelles de l’organisation de la marine, de l’aviation. Il marque l’action sans doute décisive des troupes aéroportées et parachutées dans l’invasion du territoire ennemi. La primauté de l’aviation, arme stratégique, ne fera que se développer, non seulement parce que la maîtrise aérienne est la condition sine qua non de la victoire, mais parce que l’importance des transports aériens ira en croissant et que les armes nouvelles, V2 et bombe atomique, sont du ressort de l’arme stratégique par excellence, l’aviation.
Le général Chassin s’élève contre un slogan, accepté aussi bien par certains civils que par les militaires, consistant à prétendre que l’étude de la Seconde Guerre mondiale est inutile en raison des armes nouvelles apparues à la fin de la guerre. C’est oublier qu’il faudra toujours occuper le pays ennemi et que, pour y réussir, il ne sera pas suffisant de terroriser les populations des grandes villes ennemies par des bombardements atomiques.
Dans les opérations combinées de l’avenir : air, mer, terre, il faudra toujours déterminer les besoins et répartir les moyens. L’importance décisive des ports ne fera que grandir à l’époque des armées aéroportées. En effet, les ports constitueront des hérissons pour la défense puisqu’ils ne pourront être tournés verticalement, du côté de la mer par des parachutistes ou des unités aéroportées. Il convient de remarquer qu’il a fallu dix-huit mois aux Anglo-Américains pour préparer le débarquement de Normandie en 1944. Pour obtenir un bon rendement des états-majors combinés, il devient nécessaire et urgent d’adopter pour toutes les armées, les mêmes types d’ordres, de systèmes de classement, de codes et signaux, de transmissions, de vocabulaires. Il serait même désirable que, pour éviter des frictions entre les officiers généraux des armées de terre, de l’air et de mer, qu’un corps d’officiers généraux de la Défense nationale fût créé. Pour en faire partie, les officiers généraux de ce corps devraient être aptes à commander à la fois les grandes unités des forces terrestres, maritimes ou aériennes.
La conduite de la guerre se divise en deux parties : la préparation des moyens, leur mise en jeu. Par suite du développement des inventions et de l’industrie, la préparation des moyens pose des problèmes techniques, économiques, financiers, qui demandent beaucoup de temps et d’études ; ainsi cette partie de la conduite de la guerre voit son importance croître avec l’époque actuelle. Mais les grands principes de stratégie appliqués à la mise en jeu des moyens ne changent pas. L’action décisive des réserves stratégiques est toujours valable. À ce point de vue, la situation stratégique allemande, le 10 mai 1944, était mauvaise. En effet, sur un total de 410 divisions, Hitler n’en avait que 10 en réserve.
La conséquence la plus nette de la guerre 1939-1945, réside dans le rôle capital de l’aviation ; arme tactique : elle prend une part de plus en plus grande dans les combats de surface à terre ; à la mer, son action est décisive ; arme stratégique : elle agit seule au-delà de la zone étroite de combats de surface et peut frapper au cœur l’adversaire sans s’occuper de ce que font les armées de terre et de mer. C’est elle qui a provoqué la capitulation du Japon et qui a joué un rôle décisif dans l’écrasement de l’Allemagne.
Le général Chassin estime que, pour que la Défense nationale soit assurée en France, il est indispensable que l’aviation dispose de 25 % des effectifs et du tiers du budget consacré à l’ensemble des armées de terre, de l’air et de mer.
Quelle sera la stratégie aérienne de demain ?
La vitesse des chasseurs est passée de 400 à 800 km/h, celle des bombardiers de 300 à 600 km. Les bombardiers peuvent porter 5 tonnes de bombes à 5 000 km. Le rayon d’action des chasseurs atteint 1 200 km. Dans ces conditions, la notion de distance est capitale, mais la vitesse réduit les distances et augmente les possibilités de surprise et la concentration des feux. Avec le moteur à réaction, on pourra dépasser la vitesse de 1 200 km/h. Mais il ne faut pas oublier les servitudes du moteur à réaction. Consommation de 2 t d’essence à l’heure et piste très longue pour décoller. Cependant, la révolution la plus profonde est l’apparition des fusées robots, autopropulsées, télécommandées et autoguidées. L’aviation type V2 supprimera le personnel navigant, elle ne sera plus liée au terrain et aux bases aériennes. Sa souplesse et son camouflage diminueront sa vulnérabilité et augmenteront l’effet de surprise. Mais ces possibilités ne pourront se réaliser avant cinq ou dix ans, car la portée actuelle des V2 est trop faible ; elle ne dépasse pas quelques centaines de km.
Comment se protéger contre les V2 et les bombes atomiques ?
a) Disperser les populations des grandes villes (au-dessus de 100 000 habitants).
b) Disperser les forces armées autant qu’il est possible.
c) Enfoncer à 50 mètres sous terre au minimum les principales usines d’armement, les stocks et les PC.
d) Destruction des engins ennemis à terre ou en vol et représailles.
La dispersion des populations civiles équivaudra à la mobilisation. Aussi l’importance du service de renseignements devient décisive, car le temps qui s’écoulera entre le départ de l’attaque ennemie et l’arrivée des projectiles ne dépassera pas quelques heures. Et, pour éviter un Pearl-Harbour terrestre, aérien, maritime, il faudra être prévenu à temps.
Après une attaque par surprise de l’armée aérienne ennemie et des V2 qui auront pour mission de détruire l’armée aérienne adverse, ses principaux centres d’armement et de transport, il faudra occuper le pays ennemi. Les escadres de transport amèneront divisions aéroportées et parachutistes, mais les partisans ennemis seront ravitaillés et soutenus par une aviation constituée par des appareils lents capables d’atterrir sur des terrains de fortune.
La préparation des moyens nécessitera l’organisation de bases aériennes capables de résister, dès le temps de paix, à des attaques inopinées aéronavales ou aéroportées. La France dispose de bases mondiales, l’Afrique du Nord, Dakar, Diégo-Suarez, Camrah. Avec quatre ou cinq bases bien organisées et une puissante armée de l’air, la France redeviendra – estime l’auteur – une grande puissance militaire.