Jusqu'à la fin amère [Bis zum bittern Ende]. T. I et T. II
Cet ouvrage, que viennent d’éditer Fretz et Wasmuth, à Zurich, fut écrit dès 1941 ; la traduction en anglais en a été commencée en 1943. De telles dates confèrent une valeur toute spéciale au témoignage rédigé en pleine lutte, Hitler étant encore le tout-puissant dictateur de l’Allemagne et d’une partie de l’Europe.
Gisevius avait vingt-neuf ans au moment où le national-socialiste fut appelé au pouvoir. « Je venais d’embrasser la carrière administrative… Je me trouvai pris dans les orages de la révolution, poussé et jeté par eux dans les milieux les plus divers, mêlé, de très près aux événements les plus dramatiques, et il s’en fallut de bien peu que je n’y laisse ma vie. Je crus devoir à mes amis morts dans ce combat, autant qu’à ma propre conscience, de consigner tout ce que j’avais pu savoir, apprendre, vivre. J’ai aussi été amené à écrire ceci parce que les historiens futurs s’étonneront, à juste titre, que nul ne se soit trouvé là pour détourner de sa voie l’effroyable catastrophe. Ils trouveront peut-être, dans les faits que je relate, les motifs et les raisons de cette absence », écrit en substance Gisevius.
Il ne s’agit d’ailleurs pas, ici, d’une « histoire du IIIe Reich », à proprement parler, mais plus exactement d’une contribution à l’étude des grands tournants historiques, en Allemagne, de 1933 au 20 juillet 1944.
Gisevius note quelques-uns des faits les plus connus et les plus décisifs qui jalonnent la route de l’asservissement progressif de l’Allemagne à la révolution brune. De ces faits il recherche patiemment, et révèle, les origines cachées, il en suit le développement, reconstitue certains dossiers, dénonce l’imposture dont il fait la preuve, les faux témoignages et la mauvaise foi machiavélique.
Enfin, dans l’étude passionnée de « cas-prétextes », il démontre comment ceux-ci ne servirent pas seulement à annihiler les différentes résistances qu’on aurait pu opposer à la dictature, mais à marquer de façon infamante tout ce qui pouvait la gêner dans ses ambitions.
« L’histoire de Marinus van der Lubbe – les nazis rendirent ce pauvre hère, membre du Parti communiste hollandais, responsable de l’incendie du Reichstag, ce qui permit de promulguer les premiers décrets de “sécurité publique” et de poursuivre le parti communiste tout entier – est le premier des prétextes dont la superficielle naïveté sera lourde des plus effroyables conséquences.
« Puis les fanatiques et les hommes à tout faire de la première heure, ceux qui connaissaient les vraies causes et les raisons de l’incendie, et les dessous de certaines machinations, furent exécutés à leur tour, sous le “prétexte” d’un complot fomenté par les SA de Roehm, en 1934.
« Un peu plus tard, la fille soumise Eva Gruhn part “en voyage de noces” avec le maréchal von Blomberg, celui-ci ayant été mis en demeure de quitter l’armée sans délai. Hitler et Gœring avaient assisté au mariage, ils avaient félicité le vieux soldat, appartenant à la noblesse, qui osait épouser « une enfant du peuple ». Mais on ne s’était volontairement avisé, que trop tard, en haut lieu, du curieux passé péripatéticien de la « maréchale ». Le départ de Blomberg s’imposait alors.
« Lorsque, enfin, le détenu Schmidt est expédié dans l’au-delà, pour avoir fourni à la Gestapo le “témoignage regrettablement erroné” qui a servi de prétexte au renvoi scandaleux et injustifié du général von Fritsch, le résultat cherché, depuis si longtemps, est atteint : la neutralisation de l’armée permet de fermer la dernière brèche demeurée ouverte.
« II n’y a plus dès lors, la moindre possibilité de révolution dans un cadre légalement constitue. L’encerclement du peuple allemand par les bruns est complet. »
Telles sont les idées générales qui fourniront le thème du premier des deux volumes de Jusqu’à la fin amère.
Le réquisitoire que dresse Gisevius contre le IIIe Reich est d’une implacable lucidité, tel que seul un « réaliste » de la politique le pouvait formuler. Allemand patriote, Gisevius ne cherche pas des excuses à ce qui fut : il veut situer le mal, en trouver les explications valables afin de chercher comment on pourrait, dans l’avenir, construire dans le vrai une politique viable.
L’auteur affirme hautement ses opinions « de droite » soutient un anticollectivisme et un antimarxisme raisonnes. Il dénonce l’erreur des politiques d’extrême gauche et de gauche, du socialisme en général, mais reconnaît loyalement que la victoire hitlérienne n’est pas due à la terreur et à la force seulement. L’idéologie nazie répondait à un besoin du peuple allemand. Les luttes mesquines des différents partis, leur étroitesse de vue, l’égoïsme des intérêts personnels, la regrettable confusion entre réactionnaire et rétrograde (par la faute des chefs des partis réactionnaires eux-mêmes) voilà, en bloc, ce qui permit l’éclosion et l’épanouissement du mouvement hitlérien. De ce mouvement, tous, en Allemagne, sont coupables et responsables, en tant que membres de corps constitués, qu’il s’agisse des partis de gauche, du centre, de droite, même et surtout de l’armée, – Celle-ci ne s’est-elle pas révélée – soucieuse seulement de « bien vivre », hors du conflit, dans un splendide isolement de caste intouchable !
Le livre, riche d’aperçus nouveaux, d’enseignements précieux, de détails pittoresques, s’agrémente d’un style rapide, tout débordant de vie et de passion, animé de traits incisifs, de sarcasmes et d’une ironie dont la causticité et l’humour ne manqueront pas de surprendre le lecteur français.