Esquisse de l’économie française sous l’occupation allemande
Situation de l’agriculture française
Des incidents économiques récents ont surabondamment démontré la nécessité pour tout grand pays, et en particulier pour le notre, de posséder une documentation économique suffisante, permettant de prendre en connaissance de cause des décisions souvent de la plus haute importance pour l’ensemble de la vie nationale. Ce n’est pas, cependant, que nous soyons à cet égard aussi démunis que pourraient le faire croire des erreurs parfois regrettables. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire, parmi d’assez nombreux ouvrages de cette nature, deux excellents livres qui viennent de paraître : l’un du professeur Louis Baudin, l’autre, de M. Augé-Laribé.
Dans le premier, l’éminent professeur de la Faculté de Droit de Paris esquisse l’économie française sous l’occupation allemande. Il ne dissimule point, d’ailleurs, le caractère fragmentaire de son étude qu’il qualifie, lui-même, de sommaire. Il fait valoir que l’économie française a été enveloppée de tant de mystères sous l’occupation allemande qu’elle est encore imparfaitement connue, car si le secteur clandestin échappait aux observations, le secteur officiel lui-même restait, dans une large mesure, secret par la volonté des Allemands : jamais, à aucune époque de notre histoire économique, la pénurie de statistiques et d’informations n’a été plus grande. Aussi, l’auteur a-t-il voulu, surtout, donner une impression d’ensemble. Celle-ci est, du reste, lamentable ; les Allemands commettent, dès leur victoire, une série d’erreurs, de fautes et de crimes.
Quelques chiffres, arrêtés au 30 juin 1944, donnent une idée des prélèvements effectués par eux pendant quatre années d’occupation, sans compter les achats directs à la ferme ou au magasin, ni les acquisitions clandestines au marché noir, ni les consommations effectuées sur place : près de 5 300 000 tonnes de céréales, plus de 3 millions de tonnes de foin et paille, 854 000 t de viande, 650 000 chevaux, 220 M d’œufs, 10 M d’hectolitres de vin, 3 432 000 hl de bière, 567 600 hl de Champagne, plus de 4 400 000 stères de bois, 67 200 000 t de minerai de fer, 213 000 t d’aluminium, 6 938 000 t de ciment ; aggravés par la raréfaction des importations, ils aboutissent à la disette et la France actuelle n’est pas encore sortie de la misère où l’a plongée la domination systématiquement barbare de l’ennemi.
Une autre étude, particulièrement intéressante et opportune, est la situation de l’agriculture française, étudiée d’après des documents officiels, par M. Michel Augé-Laribé, de 1930 à 1939. Bien qu’elle ait été composée pendant les années douloureuses de l’occupation, elle est caractérisée par une parfaite objectivité. Cependant, il ressort de sa lecture que, sans qu’il ait eu dessein de polémiquer, l’auteur a abouti à la conclusion que des thèses soutenues par l’envahisseur allemand, notamment par un journal soi-disant sérieux comme la Gazette de Cologne du 22 février 1941, sous le titre : « Le sol français improductif » et d’après lequel la France aurait pu, bien dirigée par l’Allemagne, devenir le jardin de l’Europe, doubler aisément sa production agricole, ne reposent, en réalité, que sur une conception culturale des faits.
M. Augé-Laribé, pour répondre à ces assertions inexactes et à ces fallacieuses illusions, a entrepris de rétablir simplement la vérité. Il est loin d’ailleurs de s’abandonner au pessimisme. Si nous avons des raisons de penser que l’agriculteur de 1939 ne valait peut-être pas celui de 1914 ou de 1890, s’il était plus troublé, moins satisfait, si l’empire de l’argent lui faisait parfois perdre le sens de l’équilibre, il n’en est pas moins vrai que l’effort de l’agriculture française vers une production intensive fut loin d’être négligeable. M. Augé-Laribé ne dissimule du reste pas les limites de son enquête ; les faits agricoles, humains et économiques sont, dit-il, d’une extrême complication ; une enquête, même ne portant que sur les plus importants d’entre eux, exigerait un travail énorme, un personnel compétent très nombreux, la bonne volonté et la sincérité de tous les producteurs. Quant à ce qui s’est passé pendant l’occupation allemande, l’auteur s’est contenté, faute de mieux, de prolonger jusqu’en 1944 les deux graphiques antérieurs à 1939 sur les tendances des principales productions d’après les moyennes décennales et sur les récoltes annuelles. Espérons, dit-il (puisse cet espoir se réaliser bientôt !), que, dès 1946, les courbes qui se sont abaissées vers la misère commenceront à se redresser.