Nous sommes heureux de pouvoir publier ici la belle préface dans laquelle le général Juin, chef d’État-major général de la Défense nationale, a présenté le livre consacré par le général Guillaume à l’importante question des « Berbères et la Pacification de l’Atlas central ». C’est la meilleure analyse que l’on puisse désirer d’une œuvre de cette valeur.
Les Berbères et la Pacification de l’Atlas central
Les Géographes ont peine à définir et à délimiter l’Atlas central qui se situe vaguement, comme chacun sait, dans l’enchevêtrement des chaînes du Grand et du Moyen Atlas. Pour les gens de guerre, qui sont, je crois, les inventeurs du mot, il ne désignerait que la courtine reliant les grands bastions neigeux des deux chaînes : courtine d’altitude moyenne, mais si hérissée de défenses naturelles qu’elle s’est toujours montrée plus difficilement abordable que les bastions eux-mêmes.
À voir aujourd’hui l’Atlas central se dresser brusquement au-dessus de la plaine du Tadla ou à contempler, du belvédère d’Ito, l’aspect chaotique et lunaire de ses avancées vers le Nord, on pense à l’effroi des premiers Français qui le découvrirent au sortir des grandes plaines. L’obstacle était de taille, tout en coupe-gorge, et peuplé de guerriers farouches dont on ne savait rien sinon qu’ils se complaisaient dans la dissidence et n’avaient jamais été soumis de mémoire d’homme. Il faudra plus de vingt ans à la force française mise au service du Maghzen pour en venir à bout.
Les premiers contacts marqués par de rudes engagements remontent à 1913. Mangin, qui opérait à cette époque au Tadla et n’était pas homme à s’attarder longtemps au pied des pentes, avait même tenté d’en faire l’escalade par surprise ; mais s’étant aventuré du côté de Ksiba, il avait dû rebrousser chemin précipitamment après avoir frôlé le désastre qu’un autre que lui n’eût pas évité.
Au printemps de 1914, en même temps que s’effectuait la jonction avec l’Algérie par le seuil de Taza, les colonnes de Henrys complétaient l’investissement de la courtine par l’occupation de Khénifra en plein cœur du pays Zaïan. On pouvait dès lors espérer qu’avec les moyens dont disposait Lyautey et la sûreté de ses méthodes, les choses ne traîneraient plus longtemps. C’était compter sans les à-coups.
Au mois d’août suivant, dans l’angoisse et la précipitation des premiers jours de l’agression allemande, ordre était donné à Lyautey de renvoyer, sur la France menacée, la majeure partie de ses forces et de rallier la côte avec ce qui lui restait. C’était vouloir délibérément le désastre que n’eût pas manqué de provoquer toute amorce de recul. Aussi bien, Lyautey refusa-t-il d’obéir à la seconde partie de cet ordre. Pendant quatre années on le verra, désespérément accroché à la montagne berbère, tirer le meilleur parti de ses maigres moyens pour faire illusion à la dissidence, garder toutes ses positions et même pousser ses pions à l’occasion. La première percée du Moyen Atlas par Timhadit et Itzer sera réalisée en pleine guerre.
On pouvait s’attendre, à la fin des hostilités en Europe, grâce aux bataillons libérés et renvoyés au Maroc, à une reprise intensifiée de notre effort sur l’Atlas. Il n’en fut rien. L’insurrection du Tafilalet puis l’insécurité grandissante dans le nord au voisinage de la zone espagnole devaient nous imposer la stratégie « du plus pressé » et des opérations excentriques. Ce n’est qu’en 1922, une fois ces foyers éteints et les arrières assurés, qu’un plan d’ensemble à échéance put être mis sur pied visant l’achèvement de la pacification dans un délai minimum de cinq ans.
Hélas ! un événement imprévu allait encore une fois se jeter à la traverse de nos desseins. En avril 1925, les bandes riffaines encouragées par la carence espagnole déferlaient dans notre zone et y allumaient un immense incendie. Pour conjurer le péril, la France était amenée à faire les frais au Maroc d’un effort sans précédent dans les annales de son histoire coloniale, effort qui ne devait aboutir qu’après bien des erreurs et au prix de lourds sacrifices. L’aventure par surcroît allait avoir des conséquences néfastes pour la suite même de notre action.
Privé de la pensée sage de Lyautey mis dans l’obligation de démissionner en septembre, rendu méfiant par l’alerte et de plus en plus sensible aux réactions d’une opinion nerveuse et mal informée, le Gouvernement ne veut plus entendre parler d’opérations proprement guerrières qui pourraient entraîner des pertes. Il déclare tout haut que le « Maroc utile » est conquis et qu’il n’est plus besoin que de le garder et de le mettre en valeur. Il se bouche les yeux devant les blancs de la carte qui révèlent l’existence de dangereux foyers de dissidence.
Or, en pays d’Islam, il n’est point de démarcation durable entre le soumis et l’insoumis quand la couverture s’immobilise. L’insécurité, permanente dans les zones frontalières, gagne rapidement les arrières par osmose, isolant les postes voués, par consigne, à l’inaction. Ce sera le grand mérite de M. Lucien Saint, nommé Résident général au Maroc en 1929, d’avoir compris qu’il était nécessaire d’agir et d’avoir fini, à la longue, par en convaincre le Gouvernement.
Après deux années de timides avances camouflées sous l’euphémisme de tournées de police pour ne pas alarmer l’opinion, deux années passées à ruser avec Paris et à dénaturer les faits quand d’aventure ils s’accompagnaient « de casse » par la faute de maladroits ou de malchanceux comme il s’en trouve toujours, le Gouvernement se décidait enfin à autoriser des opérations décisives et de grand style. C’est que l’horizon venait de s’assombrir en Europe du fait de l’avènement du nazisme et que le Grand État-major se préoccupait déjà de récupérer des forces dans la Métropole et d’écarter tout danger en Afrique du Nord dans l’éventualité d’un conflit.
Au cours des années 1932-1933, ces opérations dirigées par le général Huré et menées sur des directions convergentes par les généraux Giraud, de Loustal, Catroux et Goudot avec de puissants moyens, devaient achever magistralement la pacification de l’Atlas Central.
Nul ne pouvait mieux que mon ami le général Guillaume évoquer les étapes de cette pacification et en retracer les derniers épisodes car il en fut un des meilleurs artisans. Encore que d’humble grade – il n’était alors que capitaine – le général de Loustal, qui avait suivi et apprécié son action en Haute-Moulouya en 1922-1923, avait tenu à se l’adjoindre en 1929 comme chef d’état-major des opérations qu’il allait entreprendre au Tadla.
L’attelage était parfait. Loustal que nous avons eu la tristesse de perdre il y a quelques mois, comptait déjà à cette époque parmi les hommes les plus avertis et les plus sensés à l’égard des choses et des gens du Maroc. Il avait du reste grandi à l’école de Lyautey et toujours dans ces postes de l’avant où le « politique » fait corps avec le « militaire ». Il possédait, mieux que personne, les données de la pacification et jouissait d’un grand prestige appuyé sur une incomparable autorité de commandement. L’apport du jeune chef d’état-major était fait de robustes qualités natives, d’une connaissance approfondie de la montagne berbère et d’une formation éprouvée de « baroudeur » complétée intellectuellement par un brillant passage à l’École de Guerre.
Dans les pages qui suivent, le lecteur n’aura pas de peine à démêler, malgré le souci d’objectivité et de modestie de l’auteur, la part très grande prise par « l’équipe de Loustal » à la campagne de l’Atlas central. Sans doute, elle n’y fut point seule, notamment dans les dernières opérations. D’autres équipes, brillantes elles aussi, s’y taillèrent des succès avec des procédés qui portaient la marque de la personnalité et du tempérament du chef. Il n’en demeure pas moins que la méthode employée au Tadla fut toujours une des plus sûres et, sans conteste, celle des moindres frais.
La lecture de l’ouvrage du général Guillaume nous reporte à quelques années en arrière dans l’ambiance chaude et colorée des colonnes du Maroc. On y parcourt avec émotion les pistes glorieuses qui ont percé le mystère du réduit « des irréductibles », pistes aujourd’hui jalonnées d’ossements car l’héroïsme a fleuri là, bien avant de s’épanouir sur les champs de bataille de la Libération. Des chefs de tous grades s’y sont, pendant des années, durcis au feu et à la peine et habitués aux réflexes des gens de guerre. Ce sont eux qui ont formé, plus tard, aux heures désespérées comme aux heures de victoire, le gros des cadres de notre Armée d’Afrique et les hommes qu’ils ont entraînés derrière eux, goumiers et tirailleurs issus pour la plupart des régions qu’ils avaient pacifiées, comptent aujourd’hui parmi ceux qui ont fourni le plus lourd tribut.
C’est dire assez que les efforts consentis par la France au Maroc, au temps où elle pouvait se croire heureuse et forte, n’ont pas été vains. L’expérience acquise a servi et l’Atlas Central a payé.