Le Comité d’études de défense nationale et la Fondation pour les études de défense nationale ont organisé, le 10 décembre 1992, une soirée-débat dont le thème était : « Aujourd’hui l’Allemagne ». Nous avons eu le plaisir d’écouter les remarquables témoignages des personnalités suivantes, dans l’ordre des interventions : M. Daniel Vernet, directeur des relations internationales au Monde ; M. Rudolf von Thadden, doyen de la faculté des sciences humaines à l’université de Francfort-sur-l’Oder ; M. Pierre Maillard, ambassadeur de France ; le général d’armée Maurice Schmitt, ancien chef d’état-major des armées ; M. Jacques Morizet, ambassadeur de France. Les articles qui suivent sont la transcription de ces témoignages.
Présentation
L’Allemagne vit au milieu d’incertitudes. Cette expression « incertitudes allemandes » a été utilisée en 1931 par Pierre Viénot, à une époque où celles-ci pesaient particulièrement sur l’histoire de l’Europe. Depuis lors, ce terme a été bien souvent employé par les historiens comme les politologues allemands, mais je crois qu’aujourd’hui, plus que jamais, il est d’actualité aussi bien en ce qui concerne l’action extérieure de l’Allemagne que sa situation intérieure.
Ces incertitudes allemandes ont été aggravées par les événements de 1989, par les bouleversements qui ont eu lieu en Europe, la date symbolique étant le 9 novembre : l’ouverture du mur de Berlin. Elles ne sont pas exclusivement allemandes, elles sont européennes et on ne peut pas oublier l’assertion du général de Gaulle selon qui la « question allemande » est la « question européenne » par excellence. Aujourd’hui, la question allemande est foncièrement européenne, qu’on s’en soucie ou non.
Ces inquiétudes sur les incertitudes allemandes peuvent nous conduire à deux attitudes différentes, et on a vu lors de la campagne sur le référendum de Maastricht les partisans du traité comme les adversaires tirer argument de la puissance allemande. Les premiers soutenaient le oui pour insérer l’Allemagne dans l’Europe, tandis que les seconds, préoccupés par l’avenir, cherchaient, non pas à l’isoler mais à revenir à une politique plus traditionnelle d’alliances entre les puissances européennes, de rééquilibrage de la politique extérieure française afin de compenser la puissance renaissante de l’Allemagne.
Il ne faut certes pas embellir la situation d’avant 1989. Avant la réunification, l’Allemagne connaissait aussi un certain nombre de tourments et de remises en cause. On n’avait pas toujours affaire à un État stable dont on savait ce qu’il était possible d’attendre, mais il n’en reste pas moins que 1989 a apporté des bouleversements dont on commence seulement, en Allemagne comme dans le reste de l’Europe, à entrevoir les conséquences.
L’Allemagne vit doublement les effets du postcommunisme : elle les subit chez elle puisqu’elle est confrontée directement à la nécessité de reconstruire une société postcommuniste et elle est le seul pays de la Communauté dans cette situation ; elle les subit aussi à ses frontières au-delà desquelles se trouve cet immense territoire de l’ancienne Union soviétique, lui-même confronté au problème du postcommunisme. Les effets de cette situation se traduisent par les vagues d’immigration auxquelles elle doit aujourd’hui faire face.
Autre conséquence des bouleversements de 1989, l’Allemagne est redevenue une « puissance moyenne ». aussi bien géographiquement qu’en ce qui concerne ses capacités. Alors que la République fédérale, avant 1989, était intégrée à la Communauté européenne tout en étant un pays de front, l’Allemagne se retrouve désormais au centre de l’Europe, place qu’elle a traditionnellement occupée au cours de son histoire. Par ses potentialités, elle reste évidemment une forte puissance économique et démographique ; elle devrait être une puissance politique, mais elle retrouve son dilemme traditionnel, qu’on exprimait du temps de Bismarck en disant que l’Allemagne est trop forte pour s’intégrer dans un ordre européen préétabli et trop faible pour imposer celui-ci.
De ce fait, la politique allemande fait face à une double épreuve. Sur le plan interne, elle doit reconstruire une société à l’Est et faire face aux manifestations antiracistes ou xénophobes qui ne sont que l’expression symptomatique de la mise à l’épreuve des institutions de la démocratie allemande. Tous les éditorialistes allemands le soulignent avec un bel ensemble : Bonn n’est pas Weimar ; nous ne sommes pas dans les années 30 à la veille de l’effondrement de la république pour de multiples raisons. Il n’empêche que la démocratie allemande est confrontée au défi de la réunification. Or, il faut se souvenir que cette démocratie a été importée, après 1945, par les Alliés ; importée ne signifie pas qu’elle n’y ait pas pris racine, mais elle doit faire ses preuves aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. À l’Est parce que les seize millions d’habitants de l’ex-RDA ont vécu de 1933 à 1989 sous deux régimes totalitaires et qu’ils ont à faire l’apprentissage de la démocratie ; et d’une certaine manière elle est mise à l’épreuve à l’Ouest parce que les institutions démocratiques doivent désormais être en mesure d’absorber les Allemands de l’Est et leur transmettre l’expérience démocratique vécue depuis quarante ans. On ne peut non plus oublier que cette démocratie importée a été concomitante de la croissance économique et de la prospérité. Il est sans doute simpliste d’établir une relation directe entre démocratie et miracle économique, mais les liens restent fort étroits dans l’opinion ; que la démocratie se soit implantée avec la croissance ne signifie pas qu’elle disparaîtrait avec elle.
La mise à l’épreuve est aussi externe et concerne la politique étrangère de l’Allemagne. Réunifiée, l’Allemagne se trouve devant la nécessité de redéfinir sa diplomatie. Elle n’est, du reste, pas seule dans ce cas, tous les pays occidentaux sont placés devant cette obligation, qu’ils le reconnaissent ouvertement ou qu’ils préfèrent le taire. Cependant, en Allemagne le problème se pose en des termes assez particuliers. On peut dire que jusqu’en 1989 la République fédérale avait fondé sa politique étrangère sur un postulat et sur un triptyque. Le postulat était que la RFA n’avait plus d’intérêt national ou que celui-ci se fondait dans la Communauté européenne ou atlantique ; aujourd’hui il n’est plus valable et l’Allemagne est à nouveau confrontée au problème de la nation et de l’État nation. C’est une question qui court à travers toute l’histoire de l’Allemagne, ou des Allemagnes, et qui n’a jamais été vraiment résolue. D’autre part, la diplomatie allemande jusqu’en 1989 reposait sur un triptyque, à savoir sur ses relations avec trois interlocuteurs privilégiés : Washington pour l’Alliance atlantique, Paris pour la construction européenne et Moscou pour ce qui était l’Ostpolitik après 1969, afin de surmonter les effets de la division de l’Allemagne.
Après 1989, le gouvernement de Bonn et plus particulièrement le ministre des Affaires étrangères, M. Genscher, ont pensé que la diplomatie allemande pourrait continuer à s’appuyer sur trois piliers : l’Allemagne réunifiée, l’Europe intégrée, une Union soviétique réformée, voire libéralisée, par la perestroïka. Or, cette vision de l’Europe s’est effondrée parce qu’il n’y a pas eu d’Union soviétique réformée, le communisme ne pouvant sans doute pas l’être, et cet échec de la politique de Gorbatchev a privé la diplomatie allemande d’un de ses points d’appui. La politique étrangère de l’Allemagne doit donc être redéfinie et la démission de M. Genscher en mai 1992 a été le signe d’une époque qui touchait à sa fin.
La politique extérieure allemande s’appuyait aussi sur l’idée, ou l’illusion, qu’avec la fin de la division de l’Europe, le Vieux Continent allait connaître une ère de paix où la politique pacifique de l’Allemagne pourrait donner toute sa mesure. Là aussi les déceptions ont été fortes, d’abord avec la crise du Golfe, puis avec la guerre civile en Yougoslavie. Ces événements ont montré que la « politique du bon exemple » fondée sur la paix, l’équilibre, l’intégration dans des institutions internationales, ne pouvait être menée à bien. Les Allemands doivent reconnaître qu’ils sont placés devant ce qu’ils détestent sans doute le plus : devant des choix.
Dans la mesure où la question allemande est une question européenne, elle se pose tout d’abord à la France qui. elle, n’a pas eu une politique triangulaire, mais une diplomatie à la fois univoque et tous azimuts en ce sens qu’elle a constamment donné la priorité à sa coopération avec Bonn, tout en cherchant à avoir une politique mondiale. Si, comme naguère, les relations franco-allemandes continuent à se limiter aux questions touchant à l’intégration européenne, avec ou sans Maastricht, nous allons très rapidement à l’échec. À l’inverse, cette coopération peut être fondamentale si la France et l’Allemagne se montrent capables de traiter ensemble les problèmes de politique étrangère dans leur globalité, ce qu’elles n’ont pas su faire pleinement jusqu’à présent.
Les polémiques sur une politique commune à l’Est ont commencé avant 1989, Français et Allemands se rejetant la responsabilité des échecs en ce domaine ; mais il me semble que la politique européenne et la coopération franco-allemande ne pourront pas être poursuivies encore bien longtemps si la dimension globale de l’action extérieure de Bonn comme de Paris n’est pas prise en compte. ♦