Conclusion
Une conclusion est d’autant plus difficile à formuler que le sujet que nous avons choisi est plus ambitieux, plus complexe et a donné matière à des interventions fort différentes, caractérisées, nous orientant les unes et les autres vers des voies de réflexion très différentes.
J’ai parfois pensé au contraste qu’il y avait entre les développements de caractère intellectuel, politique, philosophique, voire religieux, et le thème du conflit avec ce qu’il implique de déchaînements de violence. Des souvenirs me sont alors revenus concernant ces conflits à caractère religieux. Je pense par exemple à ce jour où j’ai vu descendre de l’arrière-pays libanais des convois de la milice chrétienne maronite, passant sur des routes où s’érigeaient des christs ou des statues de la Vierge, et ils allaient procéder au plus grand massacre de cette guerre ; je me souviens, à Téhéran, à la fin de 1978, de l’ardeur et de la passion des cortèges de manifestants invoquant Dieu et convaincus que leur combat n’avait pour ennemie que la tyrannie ; je me souviens, revenant à Paris d’une visite à l’ayatollah Khomeyni, qui m’a fait l’honneur de me recevoir, donnant des directives de grève, et dans ce combat l’espoir était présent à coup sûr, mais la réalité fut ce régime que nous connaissons, que l’histoire jugera mais dont nous pouvons dire déjà qu’il a comporté des pages très sombres.
Devant tant de contrastes entre les réalités, les idées philosophiques, les espérances et la façon dont elles se transcrivent dans les faits, bien des interrogations nous viennent à l’esprit, que toutes les interventions que nous avons entendues cherchent à élucider. J’en ai retenu deux ou trois seulement.
D’abord dans les passionnantes discussions que nous avons eues sur la place respective du religieux, du politique, du spirituel et du temporel comme motivations des changements qui se sont opérés et des luttes auxquelles nous assistons, je ne peux pas m’empêcher de penser aux arguments en faveur de telle ou telle interprétation et de constater qu’il y a une dialectique, une interaction entre les données religieuses et politiques. En réalité, on ne mobilise pas des sentiments religieux sans en porter les conséquences quand le moment est venu de les assumer politiquement dans l’exercice du pouvoir. Ainsi s’opère cette interaction. J’ignore si ceux qui ont fait la révolution iranienne étaient assurés que leur régime serait celui qu’il est devenu, mais lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils étaient portés par une certaine interprétation des choses, une certaine philosophie de la vie et de la société. Je suis sûr que ceux qui combattent aujourd’hui le régime établi en Tunisie ont une conception qui se rattache, à beaucoup d’égards, à la lutte politique et sociale, mais je pense que les militants qu’ils recrutent s’inspirent d’une certaine conception religieuse qui pèserait le cas échéant dans la manière dont les choses seraient administrées. Cette interaction du politique et du religieux, nous sommes donc bien obligés de la prendre en considération.
On en a la démonstration chaque fois que les islamistes parviennent au pouvoir ou s’en approchent. Je citais l’exemple de l’Iran, il y a celui de l’Afghanistan, où quelles qu’aient été les motivations des camps opposés durant la guerre civile, on ne peut pas dire que les données religieuses aient été absentes même si la politique a présidé à l’organisation de cet affrontement.
C’est dans cet esprit qu’il faut aussi s’interroger sur la question des apports extérieurs au développement du monde musulman, éventuellement au phénomène des islamistes. Dans les déviations de ceux-ci, il est apparu au cours de cette journée qu’il n’y avait pas seulement la contestation sociale et politique, mais aussi, par la force des choses, un certain refus des apports extérieurs assimilés aux tentatives de domination. Cela n’est évidemment pas sans conséquences pour nous. Ajuste titre, le professeur Burhan Ghalioun a noté que si les islamistes sont une menace, ils sont une menace pour les peuples musulmans eux-mêmes.
En définitive, par l’intervention de M. Serge Boidevaix, par les remarques de Marc Bonnefous sur l’attitude à prendre vis-à-vis des événements d’Algérie, par les analyses d’Alexandre Adler, nous sommes bien renvoyés à la question des politiques à mener à l’égard de cette partie du monde, à l’égard des phénomènes islamistes. S’impose alors la nécessité de la négociation, du compromis, d’une recherche de l’entente, exigés par la coexistence que la géographie nous impose. Les divergences d’interprétation qui peuvent exister pourraient appeler de la part de chacun d’entre nous des jugements opposés, à propos de l’affaire irakienne, en sens inverse à propos de l’affaire palestinienne, mais c’est un problème pour nous tous que de savoir quelle politique suivre en ces domaines, comme s’agissant de l’Algérie.
De toute évidence, nous sommes en présence d’une double question : faut-il faire quelque chose et que faut-il faire ? Faut-il, comme il est suggéré dans une large mesure par la politique américaine, agir en vue d’un arrangement avec les islamistes dont tant d’Algériens considèrent que ce serait l’amorce de leur prise de pouvoir ? Faut-il au moins ne pas porter la responsabilité de cette accession des islamistes au pouvoir ? Faut-il agir de manière que l’Algérie puisse trouver une autre voie vers plus de liberté ? Les questions s’accumulent et les réponses restent en suspens, mais n’est-ce pas le sort habituel de réunions consacrées à d’aussi difficiles problèmes ? ♦