Les débats
Après les exposés qui ont été faits successivement par l’amiral de Cazanove, le général Le Borgne et M. l’ambassadeur Puaux, et dont on vient de lire les comptes rendus, il s’est engagé une discussion assez animée où les personnalités présentes ont exposé leurs idées ou posé des questions. Comme nous en avons l’habitude, nous avons regroupé l’ensemble des échanges qui ont eu ainsi lieu sous plusieurs rubriques qui, dans le cas présent, sont les suivantes :
- Aspects techniques et tactiques ;
- Aspects théoriques et stratégiques ;
- Aspects politiques.
Dans ces trois rubriques, nous avons reconstitué sous une forme écrite des interventions qui avaient été faites oralement, mais en respectant aussi scrupuleusement que possible les idées émises par les intervenants et en gardant leur anonymat de façon à garantir au maximum la liberté d’expression au cours du débat lui-même. Les opinions que nous reproduisons ainsi n’engagent bien évidemment que ceux qui les ont exprimées et ne représentent donc en aucune manière un point de vue de la Revue.
Aspects techniques et tactiques
• À propos de la logistique de l’opération des Falkland, on sait que Dakar a été utilisé comme relais par les Britanniques, de même que Freetown et, dit-on aussi, les ports d’Afrique du Sud, mais c’est Ascension qui a joué un rôle déterminant dans l’opération.
Lorsque la flotte britannique a appareillé dès le 5 avril, elle a fait route vers les Falkland, mais à vrai dire sans très bien savoir pourquoi ni pour quoi faire. L’escale à Ascension a permis de réfléchir, d’effectuer des mises au point de dernier moment, des exercices avant l’opération Finale. Ensuite Ascension a été la base arrière de toute l’opération et s’est révélée indispensable. On y a même monté de toutes pièces une station radio.
• Toujours à propos des Falkland, on a parlé aussi du rôle important joué par les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) britanniques. C’est effectivement la première expédition sur mer dans laquelle les SNA soient entrés en jeu. Chacun sait que la capacité de ces moyens est due au fait qu’ils peuvent se maintenir sur zone de manière illimitée. On pense que trois sous-marins nucléaires d’attaque ont participé à l’affaire des Falkland et aussi un sous-marin classique, l’Onyx. On a dit que la destruction du croiseur argentin Général Belgrano n’avait pas changé grand-chose au déroulement de l’affaire, et pourtant elle a contribué largement à l’acquisition de la maîtrise de la mer par les Britanniques, comme le prouve la constatation qu’il n’y a pas eu ensuite de bataille navale. Les SNA ont ainsi montré combien leur présence a été précieuse pour l’acquisition de la maîtrise de la mer. Les SNA ont bien d’autres capacités sur lesquelles, nous Français, nous n’avons pas assez porté l’attention, aussi bien pour l’attaque que pour la protection et la rétorsion. Son seul grand défaut est de ne pas pouvoir faire d’escale, disons, mondaine, si l’on peut employer ce terme, mais il est capable de tout le reste et c’est vraiment un formidable outil de guerre. Avec les porte-avions, c’est lui qui fait qu’une marine est ou n’est pas une grande marine.
• À propos de la guerre du Liban, on a dit qu’elle avait montré la supériorité de l’électronique israélienne sur l’électronique syrienne c’est-à-dire soviétique, et on en a quelquefois tiré la conclusion que la technologie américaine surclasserait dorénavant celle des Russes. Si la supériorité des Israéliens sur les Syriens a été en effet patente, il faut nuancer notre jugement en se rappelant que les armes valent surtout par ceux qui les manient. Nous savons que les Israéliens sont des experts en la matière et nous sommes moins assurés des capacités du personnel syrien. De plus, les Israéliens ont connu en octobre 1973 l’angoisse que l’on se rappelle. Cette guerre a eu pour eux deux résultats : elle leur a donné bonne conscience car ils ont failli être battus et ils se sont sentis confortés moralement dans leurs entreprises guerrières suivantes. Sur le plan technique, la guerre de 1973 a montré la supériorité de l’antichar et de l’antiaérien. Il n’est pas douteux que, depuis, les Israéliens en ont tiré des enseignements d’une manière extrêmement sérieuse et efficace. Par ailleurs les Israéliens ont mis au point des systèmes d’armes, notamment des avions de reconnaissance sans pilote très efficaces, mais pour autant qu’on le sache, sans l’aide des Américains.
• Dépassant la question de savoir si l’électronique américaine est supérieure à l’électronique soviétique, on peut se demander si les armes américaines sont actuellement supérieures aux armes soviétiques, comme certains l’ont proclamé, comme M. Brejnev l’aurait lui-même reconnu, dit-on, et comme l’estime en tout cas certains des protégés de Moscou qui pensent être moins bien dotés que les clients de l’Amérique. Dans une réunion récente, le général Buis a déclaré : « maintenant, pour mener une guerre avec des moyens sophistiqués, il faut tout un environnement de satellites, d’électronique, d’ordinateurs, et seuls les Américains ont des dispositifs de cette espèce qui soient supérieurs aux dispositifs soviétiques ». Suivant donc qu’on s’abonnerait aux dispositifs américains ou aux dispositifs soviétiques, on gagnerait ou l’on perdrait les guerres limitées. C’est sans doute un point de vue un peu schématique mais c’est une question qui mérite d’être considérée.
• Au cours de la guerre des Falkland, l’importance de cet environnement n’est pas apparue. La remarque qui a été faite à ce sujet ne s’applique donc pas à ce cas. Une fois admis que les Britanniques ne pouvaient pas avoir recours à l’arme nucléaire, l’élément intéressant dans ce conflit c’est l’affrontement aérien qui s’est déroulé sans que les Britanniques aient acquis la supériorité aérienne, et cela parce qu’ils ne sont pas allés bombarder les bases argentines. S’ils ne l’ont pas fait, c’est pour deux raisons : une raison politique d’abord mais aussi parce qu’ils n’en étaient pas techniquement capables ; ils ont eu déjà assez de mal à envoyer un seul Vulcan attaquer Port-Stanley, lequel n’a d’ailleurs obtenu aucun résultat comme chacun sait. Quant à bombarder les bases argentines avec les Sea Harriers, ce n’était pas pensable.
• Si l’Argentine avait possédé l’arme nucléaire, sans doute la Grande-Bretagne n’aurait-elle pas réagi de la même manière. On serait allé à l’ONU et le dossier des Malouines aurait été négocié.
• À propos de l’arme nucléaire, on peut noter qu’elle a joué un rôle virtuel dans les différentes guerres menées ou subies par Israël, et en particulier en 1973, du fait qu’on crédite ce pays de la possibilité d’en être doté. Dans un colloque récent, la question suivante a été posée à un ministre israélien : « si Tamuz est reconstruit, est-ce que vous renouvellerez votre bombardement que vous dites préemptif ? ». Il a répondu : « il n’y a pas de question, nous réagirons de la même façon là comme ailleurs et dans toute la région ». Il a ensuite ajouté que la guerre préventive était une nécessité pour son pays, depuis le désastre qu’il avait manqué de subir en 1973, lorsqu’il avait attendu qu’on l’attaque.
Aspects théoriques et stratégiques
• On peut se demander ce qu’est en définitive une guerre limitée : limitée par qui et pour qui ? Si le mot a un sens, ce qui n’est pas sûr. il s’agit d’une guerre par laquelle l’une des parties se tient délibérément et volontairement en deçà de ses moyens. Il apparaît alors qu’une guerre peut être limitée pour l’un et illimitée pour l’autre. On ne voit pas ce que les Iraniens pourraient faire de plus que ce qu’ils font et on ne voit pas non plus ce que les Argentins, compte tenu de leurs moyens, pouvaient faire de plus que ce qu’ils ont fait. On se trouve donc devant un type de guerre ou un côté utilise des moyens réduits sans être volontairement limités alors que l’autre côté emploie par contre des moyens volontairement limités, en ce sens que les Britanniques n’ont pas menacé Buenos-Aires de la bombe atomique.
• On en vient à se dire qu’il n’y a pas de conflits limités. Ces derniers temps, il y a eu un certain nombre d’usages matériels et effectifs des armes, mais comme ces usages ont été très dissemblables, on est frappé de constater que l’on a tiré de l’emploi de la force qui a été fait aux Malouines, au Liban, entre Irak et Iran, des conclusions très légitimement différentes.
• On déclenche volontairement une guerre dans laquelle on n’emploiera délibérément que de petits moyens parce que la relation fondamentale de la vie et les relations de groupes qui sont celles d’associés-rivaux contraignent à céder en partie à quelqu’un tout en voulant régler avec lui un certain nombre de différends.
• Au cours d’une crise, il faut une certaine capacité de réflexion pour ne pas escalader jusqu’à la guerre. À ce sujet, on relève la corrélation qui s’établit entre une sorte de sous-développement intellectuel qui empêche de s’informer exactement et, après cette première erreur, celle qui consiste à employer des moyens insuffisants. L’échec de l’agresseur n’est pas l’effet de la justice mais la sanction bienvenue de ce sous-développement aux conséquences nombreuses dans des domaines très divers.
• Ne pourrait-on pas finalement considérer les conflits limités comme des crises de la décision ou des crises de la perception et comme des crises générant à leur tour des crises d’exploitation ? Dans l’affaire des Malouines, les Britanniques ont largement montré qu’ils avaient de graves problèmes au niveau du processus de décision. Les Argentins ont été dans le même cas, mais on a moins parlé du problème de prise de décision des Américains qui ont effectué une volte-face entre leur empêtrement dans leur alliance avec les Argentins et leur fidélité finale à l’égard des Anglais. On retrouve tout cela de façon analogue dans le conflit soviéto-afghan où l’on apprend que, dans une large mesure, c’est une erreur d’appréciation qui a généré le conflit. On pourrait généraliser cette interprétation.
• Il serait également possible de dégager une deuxième caractéristique commune à l’analyse de ces conflits : ces guerres limitées ne sont-elles pas génératrices de crises d’exploitation ? Dans le cas des Malouines, un objectif limité a été atteint, mais le fond du différend n’a pas été réglé. Le même phénomène se produit de façon très évidente dans tous les autres cas, qu’il s’agisse du conflit Irano-irakien ou du conflit soviéto-afghan. Il y a là peut-être les éléments d’une typologie intéressante.
• On a évoqué le recours à la bombe atomique dans le conflit des Malouines. On peut en effet penser que la possession de l’arme nucléaire apporte une limitation à la liberté d’action de celui qui la détient. Dès lors qu’une nation nucléaire s’embarque dans un conflit, elle affiche qu’elle n’ira pas au bout de ses moyens, celui-ci étant la bombe. Autrement dit elle s’engage dans un conflit limité. Les Américains ont perdu un conflit limité en Indochine, mais ce n’est pas une raison pour que les gouvernements proclament ouvertement cette restriction à leur liberté d’action. Lorsque le président Giscard d’Estaing a dit que jamais la France n’emploierait l’arme nucléaire contre un agresseur non-nucléaire, il avait probablement raison, mais il n’était peut-être pas utile de le dire.
• On a dit qu’Israël a la bombe : on n’en sait rien, mais s’il la possède, il n’en dit rien, et c’est beaucoup mieux pour lui, car ce serait catastrophique pour son image de marque qui n’est déjà pas si bonne.
• Le général Le Borgne a dit qu’il n’était pas, pour un combattant, de guerre plus totale que celle où il laisse sa vie. Cette formulation est tout à fait exacte, et l’on peut se demander si on ne peut pas la transposer en disant qu’aujourd’hui, à l’ère nucléaire, il n’y a pas de guerre plus totale que celle qui ferait disparaître une nation ou une civilisation. Or, bien que cela ne soit encore inscrit qu’en hypothèse, on aperçoit la possibilité de cette guerre surtotale par rapport à ce que l’on a appelé dans le temps les guerres totales. Donc, tout ce qui ne serait pas une guerre totale reste une guerre limitée, et nous serions condamnés à n’avoir que des guerres limitées. La question qui se pose alors est la suivante : le phénomène de l’interdit nucléaire ne conduit-il pas, a contrario, à une notion de guerres surlimitées c’est-à-dire celles où en pratique on fait de part et d’autre très attention à ne pas se laisser aller à quelque chose qui ne serait plus maîtrisé et où on ne saurait plus où l’on va ? On se demande en effet ce qui amène la violence organisée à s’arrêter.
• Il semble que, dans le conflit entre Irak et Iran, on voit apparaître simultanément toutes les causes de conflit : revendications territoriales, phénomènes idéologiques, affrontements ethniques, phénomènes religieux, paranoïa des dirigeants, etc. Alors la guerre limitée ne serait-elle pas favorisée par l’existence d’une multitude de causes rendant extrêmement difficile la maîtrise des événements, la maîtrise de la crise ?
• On a dit que les petites querelles évitaient les grandes bagarres. Il n’est pas très sûr que cela soit tellement vrai ni dans la vie privée ni dans la vie publique. En tout cas c’est certainement jouer avec le feu. Si ces guerres limitées n’ont pas encore conduit à des résultats catastrophiques, c’est, semble-t-il, pour deux raisons. La première, c’est que les deux superpuissances sont paralysées pour le moment. Personne ne sait trop ce qui se passe à Moscou mais il est évident que, durant les dernières années de Brejnev, la diplomatie soviétique a été peu active. Les États-Unis, pour d’autres raisons, ne sont pas à l’aise loin de leurs bases. Il y a peut-être une autre formule : une très bonne diplomatie. C’est celle qu’a exercée Henry Kissinger et, dans une certaine mesure, Nixon en 1970 quand les Américains sont intervenus au moment du grand déferlement des Syriens et des Palestiniens sur la Jordanie, et en 1973, pendant la guerre du Kippour où l’intervention de Kissinger a empêché les Soviétiques d’intervenir en évitant que les Israéliens n’aillent jusqu’à Damas. Il s’agit là de circonstances particulières mais, en règle générale, on peut penser qu’il est risqué d’engager une guerre limitée. Il est également probable au moins sur le papier, que la guerre défensive est celle qui présente les meilleures conditions.
• Depuis qu’a disparu, au tournant des années soixante, le mythe de la toute-puissance des États-Unis, nous avons eu une prolifération des conflits limités. Les conséquences se sont fait sentir progressivement et aujourd’hui les petites puissances n’en font plus ou moins qu’à leur tête, d’où la naissance de conflits limités. Le même phénomène existe aussi bien vis-à-vis de l’Union soviétique. Quand l’Égypte attaque Israël sans prévenir les Américains, quand le Vietnam attaque le Cambodge à l’insu des Soviétiques, il devient évident que les petites nations échappent aux grandes. Une grande politique Nord-Sud ne peut donc plus se concevoir comme elle a été appliquée au lendemain de la guerre, même en matière économique depuis que la crise pétrolière a limité les moyens du Nord.
• Le couvercle nucléaire pèse-t-il sur les nations qui détiennent l’arme nucléaire ? Le problème est de savoir dans quelle mesure, comme on le dit souvent, leur agressivité étant comprimée, il faut qu’elle fuse dans des conflits marginaux ou par personnes interposées. C’est un problème insoluble mais les conflits dont on vient de parler n’ont pas besoin d’être attisés ou pilotés par les Grands. Il est bien évident qu’ils ne s’en désintéressent pas, mais les événements montrent plutôt leur impuissance, même dans le cas du conflit israélo-arabe, que leur capacité à maîtriser les crises.
• La conjoncture guerrière actuelle est tout à fait nouvelle. Les nations nucléaires l’ont compris par force. Il y a entre elles une sorte de transparence qui n’a pas encore gagné les nations en voie de développement qui, de plus, ont entre elles les séquelles de la décolonisation et qui, surtout, ne sont plus soumises à l’autorité du colonisateur.
• On constate que, dans le conflit israélo-arabe, la négociation est venue utilement apporter un relais à la guerre. Aux Falkland, l’inverse s’est produit, la guerre venant apporter un relais à la négociation. Il serait intéressant d’analyser ces rapports inverses entre guerre et négociation.
• La crise de décision qu’on observe dans les guerres que nous venons d’analyser est patente. On peut penser qu’il en va ainsi dans toutes les guerres. Si on pouvait prévoir toutes les incidences d’une guerre limitée comme celle des Malouines, il n’y aurait pas de guerre, comme l’aurait probablement dit Monsieur de la Palice. Il existe cependant des guerres inévitables, mais celles des Malouines et entre Irak et Iran sont absurdes et auraient fort bien pu être évitées. De part et d’autre, il y a eu faute majeure d’appréciation et de décision.
Aspects politiques
• Ce qui frappe dans ces conflits limités, c’est qu’ils se situent tous à la lisière de deux grands ensembles. Est et Ouest, mais sans doute faudrait-il voir ces conflits limités dans leurs aires de civilisation propres, bien qu’il soit normal que nous raisonnions habituellement en termes d’affrontement Est-Ouest. Depuis le XVIe siècle, il y a un ensemble que nous appelons maintenant le Nord, qui a jeté une espèce de couvercle sur le reste du monde et qui l’a empêché de s’agiter. Or, il n’y a pas deux aires de civilisation mais plusieurs, et certaines d’entre elles présentent des fronts de tension comme il y a des fronts entre les masses d’air chaud et les masses d’air froid. Bref, il y a des turbulences. Du temps des empires coloniaux, ces turbulences ont été contenues. À l’heure actuelle, ces turbulences reprennent et les conflits qui viennent d’être cités sont de vieux règlements de compte.
• Pour le Liban, Israël et le monde arabe, le problème remonte très loin. Sans parler d’idéologie, il faut rappeler que des chrétiens, des juifs et des musulmans s’affrontent comme ils se sont affrontés de tout temps. Quant au conflit entre l’Iran et l’Irak, c’est un conflit entre musulmans où interviennent des sunnites et des chiites et où apparaît une rivalité entre les Persans et les autres. Là où on se bat entre Iran et Irak, on s’est toujours battu depuis la plus haute antiquité. De même, dans le conflit des Malouines, il ne faut pas oublier qu’il y a des Latins qui se battent contre des Anglo-saxons. Nous pourrions multiplier les exemples. Ces remarques ne minimisent en rien ce qui a été dit mais l’histoire, si elle n’explique pas comment on se bat. explique pourquoi des gens veulent bien se battre pour des conflits contemporains tout en se sentant motivés en profondeur.
• Il n’y a pas que sur le papier que la guerre défensive soit efficace. À notre époque, elle a une efficacité presque absolue et l’on ne voit pas de guerre offensive qui se soit soldée par un succès. On pourrait considérer comme un succès l’intervention soviétique en Hongrie mais il faudrait d’abord la considérer comme étant une guerre, ce qui n’est pas exact. L’affaire de Tchécoslovaquie ne peut lui être comparée puisque les Tchèques ne se sont pas défendus véritablement. On ne peut refaire l’histoire mais on peut penser que si en 1968 les Tchèques avaient été clairement décidés à se faire tuer face à l’invasion soviétique, celle-ci n’aurait peut-être pas eu lieu.
• En ce qui concerne l’idéologie, il n’y en a qu’une : l’idéologie marxiste. Il ne faut pas mettre la religion sous la pancarte idéologique. Mais avec le chiisme, on a affaire presque autant à une idéologie qu’à une religion. Le chiisme iranien est un dévoiement incontestable de la religion.
Finalement les gens qui pratiquent ce que l’on appelle l’idéologie libérale sont toujours faibles parce qu’ils ne croient pas à une vérité, parce qu’ils sont les héritiers de religions et que, pour toute religion, la vérité appartient à Dieu et non aux hommes. Cela tient à ce doute qui est le propre de celui qui agit en fonction d’une confession. Mais on ne doit pas classer les religions ni bien entendu le libéralisme dans les idéologies,
• Mme Thatcher a été emportée et soutenue par une espèce de lame de fond venant de l’opinion publique britannique. On peut dire que dans une certaine mesure l’opération des Malouines n’a pas été une affaire de crédibilité extérieure mais aussi une opération visant à répondre aux exigences de l’opinion intérieure.
• On a également fait allusion à la quasi-paralysie pendant ces dernières années du pouvoir soviétique. On a parlé du syndrome afghan. Ne peut-on pas dire que depuis l’affaire des Malouines l’Union soviétique paraît, sur le plan extérieur, dans une position qui ressemble à une position défensive ?
• Il est très possible qu’une guerre soit ou ne soit pas limitée. D’immenses précautions sont prises de partout pour qu’un conflit, une tension demeurent limités. Ce sont d’ailleurs ces précautions qui permettent à l’un ou l’autre d’alimenter une crise partielle, tantôt parce qu’il estime que cela lui sera profitable, tantôt parce qu’il juge que c’est commode. Il est par conséquent très aisé pour un diplomate de se faire bien voir des uns en proposant aux autres une solution qu’ils ne peuvent pas accepter. C’est dans cette atmosphère de tension, née en 1919, quand le compromis imaginé par Richmann et le roi Fayçal a échoué à Damas, que s’est développé Israël. Depuis qu’Israël existe, il y a eu deux diplomaties israéliennes. Il y a eu une diplomatie dite des frontières qu’un jour Abba Eban a exprimé très simplement : « on peut toujours agiter d’autres frontières mais celui qui l’agite aura la sienne agitée ». Deuxièmement il y a une diplomatie régulière à l’image de toutes les diplomaties. C’est à l’intérieur de cette deuxième diplomatie que le parti travailliste au pouvoir s’est efforcé de maintenir, de développer, le propos d’Israël qui est l’ancrage du pays dans cette zone du Moyen-Orient. Nous pouvons dire que la guerre de 1967 a été extrêmement grave en ce sens qu’elle a enlevé aux Israéliens tout espoir dans le recours à une diplomatie régulière. Toutefois le parti travailliste s’est maintenu au pouvoir jusqu’en 1973. Il est très possible qu’à cette époque beaucoup de juifs, surtout dans la diaspora, considéraient que l’affaire de 1973 donnait bonne conscience à Israël. On peut cependant dire qu’ils ont considéré l’affaire comme une catastrophe. Il se trouve en effet que, par sa contexture même, par ses traditions, Israël est voué à une guerre offensive. En fait, une guerre en Israël embrigade toute la nation, hommes et femmes, même les jeunes gens et cela éclate comme une bombe et ne peut durer que quelques jours. Après 1973, un phénomène très grave a eu lieu : la chute du parti travailliste qui, en 1973, avait accepté une guerre défensive, d’où maintenant l’accession au pouvoir d’un nouveau système de gens qui n’ont plus confiance. Alors, si nous voulons espérer développer dans la région un peu de stabilité, il conviendrait de faire un effort pour rapprocher cette diplomatie de frontières de la diplomatie régulière et rendre ainsi une possibilité d’établir quelque chose de solide dans la région.
• En ce qui concerne l’Afghanistan, il est évident qu’une guerre populaire doit être structurée et gouvernée. C’est pourquoi les Afghans divisés en une douzaine de partis souvent très indépendants les uns des autres ne peuvent pas aboutir à la cohésion indispensable. Mais ils sont divisés parce que l’Islam est une idéologie culturelle et nullement politique bien qu’on s’en serve à des fins politiques. L’Islam ne préconise aucune forme de gouvernement et c’est bien ce qui divise aujourd’hui tous les groupes afghans. Les uns veulent rétablir la monarchie, les autres faire une république islamique à l’iranienne, d’autres une république tout court, certains voudraient en venir au capitalisme ou au socialisme modéré, etc. Bref, l’Islam ne fait pas le poids face à une idéologie monolithique comme l’est le marxisme.
• À propos d’Israël on a dit qu’il était envisagé de créer un État palestinien en Jordanie mais il s’agirait de l’ancien émirat de TransJordanie, et non de la Cisjordanie. Or la TransJordanie n’a jamais fait partie de la Palestine.
• En partant de Palestine, l’Occident a planté l’épine juive dans la chair arabe et en conséquence la guerre défensive, psychologiquement, est du côté arabe. Mais le temps passant, et compte tenu du caractère obsidional d’Israël, la stratégie de défense finit par lui profiter à son tour. Alors, à partir de là est-ce qu’une guerre est offensive ou défensive ? La guerre de 1967 était en fait une guerre défensive, même si elle a abouti à la conquête de marches.
• En Israël il y a très peu d’espoir d’un retour à la vieille diplomatie travailliste. Shimon Pères lui-même n’a pas pu condamner l’opération du Liban. Il a seulement condamné Sabra et Chatila. C’est qu’Israël s’est profondément transformé et Menahem Begin, qui est un ashkénase, est soutenu par les sabras et les sépharades qui sont plus proches d’un nationalisme religieux que des conceptions occidentales. Il est fort à craindre que son plan stratégique continue et que le roi Hussein en soit la prochaine victime. Il y a un certain flou artistique autour de ces projets. Il y a l’option jordanienne qui est celle de Shimon Pères et des travaillistes et qui consiste à partager la Cisjordanie avec la Jordanie. Il y a l’option cisjordanienne selon laquelle la Cisjordanie autonome serait contrôlée directement par des autorités palestiniennes. Et puis il y a eu le plan Reagan et le plan Fahd adopté à Fès. L’un et l’autre sont rejetés par Israël de manière catégorique. En réalité il est probable qu’on va essayer de faire partir le roi Hussein et de créer à la place de son royaume un État authentiquement palestinien. C’est une reprise du vieil arrangement Ben Gourion - Abdallah. À ce moment-là, s’il y a un gouvernement palestinien responsable et non pas cette entité protoplasmique de l’OLP, un compromis sera peut-être envisageable mais ce n’est pas pour tout de suite ni même pour demain.
• À propos du conflit des Malouines, il est indéniable que le général Galtieri qui avait cherché un succès politique ne l’a pas eu, alors que Mme Thatcher l’a incontestablement obtenu et les hommes politiques qui durant cette période ont hésité sur l’attitude à avoir, sont maintenant en grande difficulté. Mme Thatcher a incarné cette vieille Angleterre dont les Anglais ont la nostalgie et qui a disparu depuis Churchill de toute l’imagerie britannique. Et il y a eu un réveil tout à fait étonnant : peu de temps auparavant on pouvait réunir dans Hyde Park plusieurs centaines de milliers de manifestants favorables à un désarmement nucléaire unilatéral : ce genre de manifestation a disparu. On a là affaire à un retournement de l’opinion tel que Gustave Le Bon l’a fort bien analysé dans sa psychologie des foules.
• En ce qui concerne la paralysie de la diplomatie soviétique, la maladie de Brejnev ne semble pas un facteur déterminant en l’espèce. On peut croire plutôt que c’est le résultat du syndrome afghan : les opérations en Afghanistan sont une catastrophe dans tous les domaines. Toute la politique de détente à l’Ouest et de coopération économique s’en trouve ruinée ; c’est l’aliénation du monde arabe et musulman ; c’est l’aliénation des non-alignés ; c’est enfin un coût que nous ne pouvons pas mesurer mais un coût en vies humaines auquel la population soviétique est certainement très sensible. D’où un syndrome qui impose aux dirigeants soviétiques une prudence presque viscérale devant toute nouvelle aventure. Par ailleurs, il peut exister aussi d’autres raisons pour qu’une telle intervention n’ait pas lieu : les Iraniens et les Irakiens ne veulent pas d’une intervention soviétique. C’est différent pour la Syrie en raison du traité d’amitié existant. Il ne fait guère de doute que les Syriens auraient apprécié une aide soviétique, mais elle a été rejetée dès le début et elle ne s’est guère concrétisée que par quelques envois de matériel sans qu’il ait été question de remplacer les sites de missiles alors qu’Israël les nettoyait les uns après les autres. Pour des raisons pratiques mais aussi pour des raisons psychologiques M. Andropov s’est lancé dans une offensive de paix tous azimuts. Cette paralysie ne s’exerce pas en Afghanistan car il y a à portée de la main l’océan Indien et c’est pourquoi, dès le départ, les Soviétiques ont construit des aérodromes en dur de manière à consolider leurs bases, non seulement vis-à-vis de Diego Garcia, mais aussi à l’égard de la Chine. ♦