Conclusion
Les exposés et les débats très riches qui précèdent n’ont pas évidemment épuisé le sujet que nous avions proposé à nos invités, en suscitant de façon volontairement provocante leurs réflexions sur les « guerres limitées ». Ce sujet ne pouvait d’ailleurs probablement pas être entièrement cerné, à partir du moment où il entraînait des observations du type de celles citées plus haut : « l’appellation de guerre limitée a-t-elle un sens ? », ou « la guerre n’est jamais limitée pour ceux qu’elle tue ! », ou encore : « une guerre peut être limitée pour l’un des deux adversaires et être totale pour l’autre ». Nous pensons cependant, quant à nous, que la guerre limitée a bien une identité propre, si l’on veut bien admettre les définitions que nous avons proposées dans notre présentation.
Mais notre propos n’était pas de nous borner à la sémantique ou à une typologie abstraite de conflits de l’espèce, comme les participants à notre réunion-débat l’ont fort bien compris. Nous souhaitions surtout, en effet, essayer de dégager des enseignements utilisables pour la prévention et, éventuellement, la conduite de ces conflits, à partir de l’examen des trois guerres survenues récemment aux Malouines, à la frontière Irak-Iran et au Liban, qui sont jusqu’à présent et fort heureusement restées « limitées ». Les réflexions faites dans ce sens par nos invités ont été réunies dans la synthèse des débats qui figure plus haut. Nous ne les reprendrons donc pas ici, afin de proposer à nos lecteurs, à titre personnel, cinq autres sujets de réflexion, puisqu’ils portent sur des points qui n’ont été qu’effleurés au cours de ces débats, faute de temps.
Le premier sujet qui nous paraît mériter ainsi un complément de réflexion est celui des conséquences à redouter dans l’avenir de la prolifération des armes nucléaires. Il s’agit en effet d’une hypothèse envisageable à moyen terme, lorsqu’on constate, par exemple, que tous les participants des trois guerres limitées de l’été dernier sont de notoriété publique candidats à la possession de l’arme nucléaire, quand ils ne la possèdent pas déjà. Mais, sur ce sujet, nous renvoyons nos lecteurs à la livraison de juillet 1982 de notre revue, dans laquelle nous avions constitué un dossier sur le thème : « Armes nucléaires et conflits dans le Tiers-Monde ».
Un autre sujet mériterait aussi, de notre point de vue, une plus ample réflexion. C’est celui de la diffusion des armements conventionnels sophistiqués dans le Tiers-Monde, qui résulte de la multiplication des ventes de ces armes par les puissances industrielles qui les produisent, et maintenant de plus en plus aussi de leur fabrication par des pays nouvellement industrialisés. Les trois guerres de l’été dernier ont montré en effet à quels imbroglios pouvait aboutir l’actuelle situation de concurrence sauvage, où se trouvent mêlées considérations économiques et considérations stratégiques, au détriment souvent de critères moraux. Il s’agit bien évidemment d’un problème très complexe, d’autant qu’il ne concerne pas seulement les ventes d’armes elles-mêmes, mais aussi les clauses de sauvegarde relatives à leur emploi, les services après-vente et les ravitaillements en munitions et en rechanges. Une remarque réconfortante peut cependant être faite en incidence sur ce dernier point, à savoir que les affrontements militaires de notre époque font une grande consommation de ces munitions et rechanges, ce qui donne à leurs fournisseurs un moyen de pression pour les « limiter ».
Le troisième sujet que nous proposons à la réflexion de nos lecteurs, à propos des trois guerres limitées considérées, est relatif à la faillite du renseignement stratégique. Ce n’est pas, il est vrai, une constatation nouvelle, puisque l’histoire récente nous en avait déjà offert bien des exemples, mais elle est de plus en plus surprenante, alors que les KGB et autres CIA sont réputées toutes puissantes et que ces organismes sont munis maintenant de satellites de reconnaissance et d’interception, capables de tout voir et de tout entendre. Mais peut-être les raisons des faillites constatées sont-elles plus psychologiques que techniques : on ne comprend pas les motivations de l’adversaire, on ignore ses spécificités culturelles ou idéologiques, on mésestime ses capacités, et on s’enferme ainsi dans un schéma préconçu qui écarte a priori les éventualités qui ne concordent pas avec lui, surtout si elles sont désagréables.
Et c’est aussi une autre faillite que nous proposons comme quatrième sujet de réflexion, à savoir l’impuissance des organismes de régulation internationale, telle qu’elle s’est manifestée encore au cours des trois guerres évoquées, tant au niveau de l’Organisation des Nations unies qu’à ceux des différents pactes régionaux et autres ententes collectives. Est-ce à dire que les petits échappent maintenant de plus en plus au contrôle des grands, et que notre monde est en train de devenir multipolaire, comme on l’affirme souvent ? Ou cela signifie-t-il, au contraire, que les deux supergrands arbitrent seuls en dernier ressort, et que les conflits ne se poursuivent que là, ou quand, ils se neutralisent mutuellement ? Ou n’est-ce pas aussi parce que les affrontements proviennent de pulsions, de fanatismes ou de rivalités qui échappent au raisonnement, parce qu’elles ont leur origine au plus profond des cultures et de l’histoire ?
Enfin, comme cinquième et dernier sujet de réflexion complémentaire, nous suggérons le rôle de l’opinion publique dans la conduite des guerres limitées de notre époque, et par suite le maniement de l’information dans les conflits en question. On a pu déclarer qu’il était possible désormais de perdre ou de gagner une guerre à la télévision, et les guerres de l’an dernier nous ont offert plusieurs exemples qui appuient cette assertion. La guerre des Malouines nous a aussi montré combien il était délicat de manier l’information en pays démocratique, puisque l’action du gouvernement britannique à ce sujet a été très sévèrement critiquée par les professionnels des médias. Il s’agit là d’un thème qui mériterait un débat particulier.
Et pour finir, nous ne croyons pas pouvoir nous dérober à la question même que nous avions posée dans le libellé de notre débat et que nous avons reprise dans le titre du présent dossier, « les guerres limitées sont-elles utiles ? ». Voici donc quels seraient les éléments de notre réponse personnelle.
Nous constatons d’abord que les conflits de l’espèce :
— sont toujours l’aboutissement d’un échec dans le maniement d’une crise ;
— sont souvent conduits de façon anachronique ou irrationnelle ;
— ne résolvent pas durablement les problèmes qui les ont motivés.
Nous en déduisons donc, quant à nous, qu’il vaut mieux faire appel à d’autres moyens que la guerre « limitée » pour résoudre les dilemmes de la politique. Mais nous pensons que ces moyens ne sont efficaces que s’ils sont appuyés par un certain niveau de force, force qui n’est pas seulement militaire mais qui est aussi militaire, dans la mesure où cette dernière témoigne mieux que les autres de la volonté politique.
Dans cet esprit, et pour nous borner au seul aspect militaire du maniement de la force, nous serions donc tentés de conclure, toujours à titre personnel, que :
— son prépositionnement peut souvent éviter que la crise ne dérape vers l’affrontement ;
— si l’affrontement survient cependant, la force doit être engagée vite et avec résolution ;
— mais il faut conserver le contrôle du niveau de l’affrontement, afin de pouvoir, à tous moments, repasser la main à la diplomatie ;
— et il faut enfin éviter de placer l’adversaire le « dos au mur », pour qu’il admette lui aussi de reprendre la négociation.
Mais nous abordons là un autre débat, celui du maniement des crises en vue d’éviter justement les « guerres limitées ». ♦