La défense sera un enjeu majeur du prochain quinquennat avec un effort supplémentaire à conduire pour rattraper les retards accumulés. La France doit exercer un leadership fort et ses armées auront les moyens de remplir les missions en se concentrant sur le « haut du spectre ».
Défense et sécurité nationale
Defense and national security
Defense will be a major issue in the next five-year term with a supplementary effort to be conducted to catch up the accumulated delay. France should exercise a strong leadership and its armies will have means to finish their missions while concentrating on the “top of the spectrum”.
À l’aune de votre expérience, quelles sont aujourd’hui les menaces stratégiques qui pèsent sur la sécurité de notre pays ? Quelles incidences du nouveau contexte stratégique avec l’émergence de la Chine, la sanctuarisation agressive de la Russie et la déstabilisation du Moyen-Orient avec le terrorisme islamiste et la rivalité chiites sunnites ?
La priorité, c’est la lutte contre le terrorisme djihadiste. Tous les moyens de l’État doivent être mobilisés pour le combattre, en adaptant l’état de droit. On ne peut continuer à dire que nous sommes en guerre et ne pas en tirer les conséquences pratiques pour protéger les Français. Je ne suis d’ailleurs pas certain que le déploiement de l’armée dans les rues soit une solution satisfaisante dans la durée. Il faut concentrer l’armée sur ce qu’on appelle le « haut du spectre ». Nous ne pouvons pas demander à nos soldats de jouer le rôle qui échoit dans nos rues à la police et à la gendarmerie tout en attendant qu’elle se déploie efficacement dans le monde, là où la paix et la sécurité internationales sont en jeu, là où nos intérêts de sécurité fondamentaux sont menacés.
Vous parlez des menaces stratégiques pour notre pays ; je suis frappé par ce que je ne peux appeler autrement que la « brutalisation » du monde. Les crises s’accumulent, aucune n’est résolue, ni au Sahel ni au Maghreb, où la Libye a été abandonnée depuis cinq ans par l’ensemble de la communauté internationale, à commencer par la France de M. Hollande, ni au Proche-Orient ni en Europe avec la crise ukrainienne. L’Europe est encerclée par un collier de crises qui s’aggravent et se nourrissent parfois l’une de l’autre.
La sécurité de la France est indissociable de la sécurité de l’Europe et la première initiative que nous devrons faire lors de l’alternance, c’est de remettre en marche, avec les autres puissances européennes, l’Allemagne et le Royaume-Uni au premier chef, un discours, des principes et des actions communes pour rétablir la confiance dans la sécurité du continent européen.
Je ne suis pas aveugle sur le comportement de la Russie aujourd’hui. Mais comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on laissé la Russie, qui est une grande puissance et qui devrait être un partenaire naturel pour l’Europe, s’enferrer dans cette posture et s’y complaire ? Il faudra réengager un dialogue de sécurité avec la Russie, dans l’intérêt de la sécurité européenne, avec la ferme volonté de sortir de l’impasse où nous sommes tombés.
Un mot enfin sur la situation du Proche et du Moyen-Orient. L’État islamique n’existait pas quand j’ai quitté le pouvoir en 2012 ; la Libye sortait d’une guerre civile cruelle et se remettait à fonctionner, grâce à l’action que nous avons conduite sous l’égide des Nations unies, avec un Parlement démocratiquement élu sans participation des islamistes. Le bilan des cinq dernières années est effroyable ; Daech a pris racine dans trois pays – Syrie, Irak et Libye. Al-Qaïda conserve des cellules et une capacité d’action partout, le processus de paix israélo-palestinien n’est nulle part, le Liban a été abandonné de tous. Et l’immigration en provenance de l’Afrique subsaharienne explose, avec le drame épouvantable des naufrages d’embarcation en Méditerranée et le désespoir des populations européennes qui voient la misère affluer dans l’impuissance politique généralisée. Et face à tout cela, face à la marche tragique du monde, que voit-on ? Des Européens qui se regardent en chien de faïence à chaque Conseil européen, et des Américains qui n’ont eu qu’une seule obsession – éviter tout engagement et toute responsabilité dans les crises, comme si le retrait de celui qui apportait auparavant une garantie de sécurité allait se traduire par plus de sécurité. Il faut en finir et remettre la France et l’Europe dans une position de leadership international. Nous en avons les moyens, il faut des dirigeants qui en aient la volonté.
Dans un contexte de montée des tensions notamment en Asie avec les ambitions affichées de la Chine, la nucléarisation de la Corée du Nord, mais aussi avec la modernisation de l’arsenal nucléaire russe, quelle place pour la dissuasion nucléaire et doit-on conserver et moderniser les deux composantes actuelles ?
La dissuasion nucléaire occupe et continuera d’occuper une place centrale dans la stratégie de la France. Elle est au fondement de notre indépendance nationale, héritée du général de Gaulle. Elle est consubstantielle à notre siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Au cours de mon mandat, j’ai pris toutes les décisions qui s’imposaient pour que nos capacités nucléaires demeurent adaptées et opérationnelles face à toute menace contre nos intérêts vitaux.
Je n’ai pas changé de position sur la dissuasion nucléaire. Les deux composantes de la dissuasion nucléaire seront maintenues et modernisées.
Je n’ai pas changé de position non plus sur la menace que fait poser sur la sécurité internationale la prolifération nucléaire, surtout dans le contexte terroriste que nous connaissons ; je sais que l’accord nucléaire iranien a permis de faire baisser les tensions et tant mieux, mais je ne crois pas que cet accord ait pleinement rempli l’objectif qui était que l’Iran renonce aux technologies développées en violation du traité de non-prolifération et il convient, par conséquent, de rester extrêmement vigilant.
L’utilisation d’armes chimiques dans la guerre civile en Syrie impose à la France de rester extrêmement lucide sur la menace des armes de destruction massive au XXIe siècle, et sur le fait nucléaire en particulier. Surtout au moment où nous traversons tant de tensions et où les équilibres de puissance sont modifiés dans le monde.
J’avais émis de vives critiques à l’encontre de l’Administration Obama qui souhaitait s’engager en faveur d’un désarmement nucléaire complet, et y entraîner la France ; je l’ai refusé au nom des intérêts français. En regardant le monde aujourd’hui, demandons-nous qui avait la position la plus lucide ? Je ne crois d’ailleurs pas que les Américains n’y aient jamais cru eux-mêmes.
En 2009, la France réintégrait la structure militaire de l’Otan. Comment accroître notre influence au sein de l’Alliance, notamment avec la répartition des responsabilités où nos postes sont plus honorifiques qu’opérationnels ? Comment rénover la défense de l’Union européenne à l’heure du Brexit ? Comment travailler avec Washington, Londres et Berlin sur les questions de défense, alors que certains, à Londres par exemple, rêvent d’un axe États-Unis/Grande-Bretagne pour la défense transatlantique et d’une responsabilité de la défense de l’Europe confiée à Paris et Berlin ?
La France a été bien servie par ma décision de rejoindre le commandement militaire intégré de l’Otan.
Avec le gouvernement, et l’accord du Parlement, nous n’avons fait que mettre fin à vingt ans d’hypocrisie pendant lesquelles la France participait de fait à toutes les enceintes et payait une contribution importante à tous les budgets, sans disposer de l’influence nécessaire dans la structure pour prendre les bonnes décisions.
La France est une puissance militaire respectée par ses Alliés ; nos capacités sont uniques et le courage de nos soldats exemplaire. Nous sommes toujours les seuls en Europe à pouvoir offrir, en cas de crise, un groupe aéronaval complet. J’espère que nous serons bientôt rejoints par les Britanniques. Nous restons capables d’agir sur tout le spectre de l’action militaire, ce qui n’est plus le cas depuis longtemps hélas pour les autres Européens. Nous avons donc une responsabilité particulière dans la sécurité de l’Europe et je suis heureux que la décision de réintégrer le commandement de l’Otan ait contribué à mieux peser dans les décisions alliées sans que la France n’ait à renoncer en quoi que ce soit à son indépendance et à sa liberté d’action. Que je sache, la France n’a pas été gênée pour agir seule au Mali par mes décisions. Au contraire, grâce au renforcement de notre relation de défense avec les États-Unis, elle a su trouver les appuis nécessaires pour épauler son action dans le renseignement et la lutte contre le terrorisme au Sahel.
La défense européenne, enfin, c’est avant tout une réalité franco-britannique. Évitons de se relancer dans les chimères d’une armée européenne. Concentrons-nous plutôt sur les capacités militaires réelles, les investissements de défense, la haute technologie, la qualité et la formation des soldats, voilà les vrais enjeux. Le Brexit impose naturellement d’évaluer si le Royaume-Uni souhaite rester engagé dans cette coopération ; je crois qu’il est dans l’intérêt des deux pays de poursuivre cette coopération qui nous engage à long terme. Je ne crois pas qu’au plan stratégique le Royaume-Uni ait intérêt à s’isoler de son principal partenaire de défense.
Les dernières années ont montré que l’effort de défense était insuffisant pour faire face aux défis actuels et qu’il était urgent de remonter le budget de la défense pour atteindre le seuil minimum de 2 % du PIB. Quelles seraient alors les priorités en termes d’équipements, d’effectifs et selon quel calendrier pour que nos armées puissent répondre aux contrats opérationnels fixés par le politique, sachant que ces contrats ont été revus sans cesse à la baisse, contrairement aux analyses de la menace qui avaient été proposées dans les deux derniers Livres blancs ?
La France est en état d’urgence à l’intérieur et en guerre à l’extérieur. Baisser la garde n’aurait aucun sens. La défense sera une priorité budgétaire. Je demanderai un bilan de la gestion socialiste sur la défense, car entre la surchauffe opérationnelle, les factures impayées, les promesses d’augmentation non tenues, nos armées sont en situation d’embolie gravissime. L’objectif, c’est d’abord que la France dispose d’un outil de défense performant qui nous place toujours au meilleur niveau technologique et humain pour garantir nos intérêts de sécurité partout dans le monde, notre liberté d’action et notre crédibilité devant nos alliés et nos adversaires.
Nous prévoyons de porter le budget de la défense nationale à 1,85 % du PIB, contre 1,5 % aujourd’hui, soit 35 milliards d’euros en 2018 et 41 milliards en 2022. Cela représente près de 32 milliards d’euros cumulés supplémentaires sur l’ensemble du prochain quinquennat. Notre objectif est d’atteindre les 2 % du PIB en 2022. C’est la première fois, depuis la fin de la guerre froide, que la France prendrait un tel engagement.
Nous nous prononcerons une fois l’alternance passée sur les priorités en termes d’équipement. Je ne suis pas otage des raisonnements d’expert, mais j’ai suffisamment d’expérience des décisions en Conseil de défense pour être sans illusion sur la difficulté des arbitrages à faire entre les capacités de défense, même avec des ressources en augmentation.
Je me permets cependant de partager deux certitudes.
Nous moderniserons notre arsenal nucléaire. Les socialistes quitteront le pouvoir en laissant une lourde facture impayée. Rien n’a été anticipé par l’actuelle majorité alors que l’on sait que le coût de notre dissuasion va doubler d’ici 2030. Je pense au nouveau programme de SNLE, au futur missile ASMP-A et à la simulation. Mais je ne veux pas que ces dépenses obèrent notre capacité à moderniser notre armée tout entière.
Enfin, la cyberdéfense. Dès 2008, j’avais identifié ce domaine comme une priorité nationale. L’espace numérique est aujourd’hui utilisé par les groupes terroristes pour recruter, préparer des attentats, répandre leur propagande haineuse. C’est la raison pour laquelle il faudra poursuivre l’armement de la France dans la cyberdéfense. Face à des ennemis qui veulent rester invisibles, nous devons garantir notre supériorité et notre capacité à les démasquer et à les détruire.
Quelle place pour les armées au sein de la nation alors que la question sur l’identité nationale et les valeurs anime le débat politique et intellectuel ? Quelle place pour les armées au sein de nos institutions, notamment avec l’engagement de forces sur le territoire national ? Quelle reconnaissance envers le personnel qui a subi l’essentiel des déflations de la fonction publique depuis une quinzaine d’années et vis-à-vis d’un ministère qui a su se réformer en profondeur tout en assurant la mission ?
Le ministère de la Défense s’est beaucoup réformé. J’en veux pour preuve la construction de Balard, que j’avais décidée et qui symbolise bien la modernité de ce ministère. Il n’est plus question de déflation aujourd’hui et je m’en réjouis, les effectifs étant revenus peu ou prou au niveau où je les avais laissés en 2012.
Je précise que les forces de sécurité au sens large seront exonérées de toutes les réductions d’effectifs que nous avons prévues pour toutes les autres administrations sans exception sur le prochain quinquennat. Mais je ne crois pas qu’à l’avenir, la clé soit dans une augmentation substantielle du format des armées. Elle est davantage à chercher dans la motivation des hommes et de ce point de vue, il faudra sans doute réfléchir aux conditions de rémunérations. Il n’est pas normal qu’un soldat français soit moins bien payé qu’un soldat britannique ! Il faudra aussi un effort sur les conditions de logement, qui sont indignes de la première armée d’Europe.
La défense, ce sont avant tout des valeurs, des valeurs qui sont aujourd’hui indispensables à notre cohésion nationale. Je veux les faire mieux connaître et utiliser les formules éprouvées des armées pour mieux intégrer nos jeunes. C’est tout le sens de mon projet d’un service militaire obligatoire en direction des décrocheurs, qui sera financé par l’Éducation nationale, sur le modèle du SMA Outre-Mer.
Enfin je n’oublie pas les blessés, qu’il faut mieux accompagner, et les anciens combattants, à qui il faut rester fidèles. Président de la République, j’ai fait à Rivesaltes en 2012 un discours sur les harkis qui, pour moi, représente au mieux ce à quoi je crois, cette solidarité sacrée que la France doit avoir envers tous ceux qui ont un jour, et quel que soit le combat, versé leur sang pour elle. ♦