Military history—The Brest-Litovsk Treaty: its Terms and Consequences
Histoire militaire - Le Traité de Brest-Litowsk : ses clauses et ses conséquences
S’étant toujours fait les chantres d’une « guerre sans annexions ni indemnités », ayant tout fait pour ruiner l’effort de guerre russe et se trouvant lors de leur prise du pouvoir en présence d’une situation militaire on ne peut plus catastrophique, les Bolchéviques ne pouvaient se trouver dans des conditions plus défavorables pour négocier leur sortie de la guerre. Quant aux Allemands, sans nier l’importance du fait révolutionnaire dans le retrait russe de la guerre, ils abordent cette négociation en vainqueurs. Comme Ludendorff a, depuis plus d’un an, réduit à peau de chagrin le rôle et l’influence des pouvoirs du Chancelier face à ceux du chef d’état-major (qu’il n’est pas, c’est Hindenburg qui exerce la fonction, lui-même n’étant que « Premier Quartier-maître général », mais il exerce la réalité du pouvoir), c’est lui qui va conduire la conclusion de ce traité, dans l’optique et en cherchant à réaliser à l’Est les objectifs du mouvement pangermaniste allemand.
Quant aux Autrichiens, qui sont en guerre contre la Russie, leur état-major général étant passé sous le contrôle de l’état-major général allemand, leurs « intérêts » seront représentés par les plénipotentiaires allemands, autrement dit, leur voix au chapitre est nulle.
Quels sont les objectifs pangermanistes que Ludendorff se trouve en position de concrétiser ? C’est le Drang nach Osten, autrement dit, rétablir l’influence germanique (allemande) sur les anciennes marches que les vicissitudes de l’histoire avaient fait échapper au Reich. En clair, il s’agit de réduire la question polonaise à un protectorat privant les Polonais de toute souveraineté, jusqu’à la limite des terres slaves de Russie blanche, c’est-à-dire une ligne Bug-San ; rétablir la souveraineté allemande sur les terres baltes, le Baltikum, jusqu’à Vilnius et Riga, de manière à faire de la Baltique une mer allemande, et isoler le débouché maritime russe de Kronstadt, au fond d’une nasse ; enfin, au Sud, se partager l’Ukraine avec l’Autriche qui en détient déjà la partie occidentale. Ce sont ces objectifs, que sont chargés de remplir les négociateurs allemands désignés par Ludendorff.
Côté bolchévique, c’est Trotski, commissaire du peuple à la Guerre et aux Affaires étrangères, qui conduit la négociation. Il connaît parfaitement les objectifs allemands et est parfaitement lucide du manque absolu de marge de manœuvre dont il dispose. Mais, contrairement à ses adversaires allemands, il ne se place pas dans une logique d’obtention des meilleures clauses de paix d’une fin de guerre, soit une vision stratégique, mais dans une vision tactique : il lui faut impérativement obtenir une sortie de la guerre, quelles qu’en fussent les conclusions, afin que la révolution, qui ne peut être que mondiale, une fois déclenchée en Russie, se propage sur le reste du monde industrialisé, l’Allemagne en premier lieu, ou les maximalistes du SPD, le mouvement Spartakus, avec Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, n’attendent que les conditions « objectives » pour passer à l’action. Autant Trotski connaît les intentions allemandes, autant Ludendorff est à cent lieues d’imaginer les objectifs réels bolchéviques.
C’est dans ces conditions que s’ouvrent et se conduisent les « négociations ». Évidemment, elles aboutissent à ce que les buts de guerre pangermanistes allemands concernant l’Est soient atteints. L’Allemagne se trouve ainsi débarrassée du cauchemar stratégique d’avoir à s’engager sur deux fronts et de ne pouvoir conserver sa liberté d’action que par une manœuvre serrée de ses moyens sur ses lignes intérieures. Ludendorff va très rapidement pouvoir basculer le gros de ses forces à l’Ouest, encore qu’il lui faille en consommer un grand nombre pour l’occupation de la Pologne, du Baltikum et de l’Ukraine. De même, l’allié italien ne se trouve plus engagé que sur le front italien, ce qui lui simplifie considérablement ses perspectives stratégiques à un moment où de profondes forces centrifuges secouent l’appareil militaire de la Double Monarchie.
L’Allemagne a gagné la guerre à l’Est. La Russie est sortie du conflit et s’enfonce dans une inexorable guerre civile. Trotski, au prix d’une lourde amputation de son territoire – la Finlande a également acquis son autonomie et s’est détachée de la Russie, ce qui place Petrograd « en l’air », au fond de la Baltique – a atteint son but. Il a gagné des délais et va pouvoir, selon l’évolution de la situation, soit, mettre sur pied très vite une armée Rouge sérieuse pour s’opposer aux armées blanches que commencent à rassembler Denikine et Koltchak, soit, se lancer dans l’aventure de la révolution mondiale, en commençant par l’Allemagne dont la situation intérieure, bien exploitée, pourrait permettre le lancement, depuis Petrograd, d’un mouvement subversif, fondé sur le mouvement Spartakus. Pressé pas les circonstances, Trotski et Lénine en seront très vite réduits à la première solution.
Quant à l’Allemagne, elle se trouve à la croisée des chemins. Les esprits y sont partagés. Une partie de la Wilhelmstrasse (Affaires étrangères) serait partisan de capitaliser les gains acquis à l’Est en ouvrant des pourparlers avec l’Entente devant déboucher sur une paix de compromis. C’est également la position du cabinet autrichien, l’empereur Charles en tête, conscient que c’est la seule solution qui lui reste pour sauver son empire.
Les partisans de cette option ne se gênent pas pour mettre en avant l’échec de la guerre sous-marine à outrance qui était censée faire plier l’Angleterre en six mois. Il n’en est rien, bien au contraire, les effets du blocus sont de plus en plus contraignants pour l’économie de guerre allemande, avec son cortège de mécontentements et de grèves. Pour être réaliste, le prix à payer de cette solution, serait la perte du Reichsland, l’Alsace-Moselle. Non possumus pour le Kaiser et Ludendorff.
L’autre terme de l’alternative stratégique pour l’Allemagne réside dans la solution militaire, d’autant plus tentante que l’année qui s’ouvre offre l’occasion d’un rapport de force favorable : le Reich peut concentrer et engager ses moyens à l’Ouest, avant que l’effort militaire américain ne puisse s’y faire sentir. Avec le succès de Hutier à Riga à l’automne, Ludendorff estime qu’il dispose de « la » solution pour débloquer l’impasse tactique qui gèle la guerre de mouvement à l’Ouest, seule solution pour aboutir à une bataille décisive.
Ce faisant, Ludendorff adopte, sans s’en rendre compte, la stratégie du joueur de poker, la fuite en avant, au lieu de capitaliser sur l’énorme succès obtenu à Brest-Litowsk. Bien qu’il ait concentré entre ses mains l’essentiel des pouvoirs et des décisions, Ludendorff continue à ne raisonner qu’en termes militaires, et même tactiques. Il ne mesure pas à sa juste valeur ce qu’il a obtenu à Brest-Litowsk.
Bien exploitée et mise en valeur, l’occupation de la seule Ukraine peut, sur le long terme, rapporter au Reich bien plus que la main mise sur les bassins houillers et sidérurgiques français et belges. Mais surtout, Ludendorff est aveugle et sourd quant à la situation intérieure allemande. Ni lui, ni personne d’ailleurs, sauf Lénine et Trotski, ne se rendent compte que l’Allemagne est en train de plonger dans une situation prérévolutionnaire, dont les mouvements sociaux de l’hiver, suscités par les privations que la population doit endurer du fait du blocus allié ne sont qu’un des signes avant-coureurs.
En plein accord avec l’Empereur et le Chancelier, dont l’avis n’est d’ailleurs que purement consultatif, la décision est prise de balancer l’effort militaire à l’Ouest dès le printemps pour y obtenir une victoire décisive, pendant de celle qu’il a remportée à l’Est. Pari osé.
Finalement Brest-Litowsk, s’il a constitué un réel succès pour l’Allemagne a surtout été une magnifique occasion perdue par le Reich et ses dirigeants de gagner la guerre par un compromis à l’Ouest et la capitalisation de ce succès à l’Est. ♦