Le Destin de l’Europe - Une sensation de déjà vu
Le Destin de l’Europe - Une sensation de déjà vu
Ivan Krastev, politologue bulgare et président du Center for Liberal Strategies à Sofia, s’intéresse dans ce nouveau livre à ce qui menace désormais l’Europe après avoir survécu à plusieurs années sombres. La ligne directrice de celui qui a vécu l’effondrement du bloc soviétique est d’envisager que l’Union européenne puisse se désintégrer : ce que les pères fondateurs n’avaient pu concevoir. Il pose cette question, dont on voit désormais qu’elle devrait être indispensable pour penser l’avenir de l’Union : alors que depuis soixante ans de construction européenne, l’objectif est d’atteindre toujours plus d’intégration entre États-membres, comment se fait-il que ceux qui font l’Europe ne gardent pas à l’esprit la possibilité d’une désintégration ?
La structure de l’ouvrage d’Ivan Krastev est représentative de ce qu’il considère comme la plus grande menace qui pèse sur l’UE : la rupture au sein des sociétés. Sa distinction entre « Nous, les Européens » et « Eux, les gens » – titres des parties du livre – peut aussi bien valoir pour la fracture entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest – qu’il connaît bien en tant que citoyen bulgare vivant en Autriche – pour la fracture entre ceux qui sont convaincus des bienfaits de l’Union et ceux qui sont sceptiques ou encore pour la polarisation au sein des sociétés européennes due aux flux migratoires des dernières années. Krastev apporte des pistes d’explication à la montée du populisme anti-européen dans des pays d’Europe de l’Est comme la Pologne ou la Hongrie : elle résiderait dans la rupture qui s’est opérée au sein même de ces sociétés, entre une population qui a pu jouir pleinement des fonds de l’UE desquels bénéficient ces pays depuis leur adhésion, et une autre partie de la population qui n’a pu avoir accès à ces nouvelles formes de mobilité sociale, et qui s’est en conséquence sentie abandonnée du pouvoir.
Sur le phénomène migratoire et les réactions qu’il a suscitées en Europe, Krastev est intarissable. Il insiste sur le fait que, contrairement aux nombreuses crises traversées par l’Union depuis 2008, la crise migratoire est la « seule crise authentiquement européenne », puisqu’elle a remis en cause tout le modèle de construction de l’UE. Elle bouscule les identités nationales et les systèmes politiques, allant jusqu’à remettre en cause les fondements mêmes de nos sociétés, et mène – couplée à d’autres facteurs économiques et sociaux – à la montée en puissance de formations d’extrême-droite, xénophobes, jouant sur les peurs de leurs concitoyens. Il pointe notamment l’importance que prennent ces considérations dans les zones de l’Europe qui connaissent une dépression démographique, bien que les migrants y soient paradoxalement peu nombreux. L’intellectuel lie aussi crise migratoire et renouveau de la fracture Est-Ouest – il met en avant le « déficit de compassion » visible à l’Est – mettant en doute la survie même de l’Union.
Ivan Krastev souhaite tout de même délivrer un message d’espoir à travers son livre : l’année 2017 – en particulier l’élection d’Emmanuel Macron et les désillusions que vivent les partisans d’un Brexit dur – est déjà la preuve qu’après les craintes qu’avaient notamment suscités le Brexit ou l’élection de Donald Trump en 2016, tout n’est pas perdu pour l’UE. Il en arrive à la conclusion que les crises successives que l’Union a traversées, ainsi que les réponses que les dirigeants ont tenté d’y apporter, sont un fort élément créateur de cohésion : les Européens se sont rendu compte, selon lui, « [qu’ils sont] tous parties prenantes de la même communauté politique ».
Si Ivan Krastev semble donner un conseil à ceux qui chaque jour font l’Europe, c’est bien celui de considérer la possibilité de désintégration et de faire preuve de souplesse et de conciliation. En effet, l’Union européenne ne pourra survivre et se développer qu’en prenant en considération les opinions de tous, en créant le compromis entre eux, et tout particulièrement entre Européens de l’Est et de l’Ouest. ♦