La Vie du colonel Lawrence
La Vie du colonel Lawrence
Voici un livre qui suscite immédiatement la curiosité : parce qu’il parle d’Arabie, parce qu’il évoque le grand Lawrence que chacun ne connaît que par le film éponyme ou par les Sept piliers de la sagesse, enfin parce que la biographie est écrite par le capitaine Liddell Hart, fameux stratégiste anglais. Autant de facteurs qui incitent à ouvrir le livre : on commence à le feuilleter et on tombe littéralement dedans.
Liddell Hart s’en explique au début : il comptait d’abord écrire une histoire de la guerre d’Arabie mais finalement il s’est passionné pour le héros, cet officier venu de nulle part et qui changea le cours de la guerre mais aussi le découpage politique de la région. Voici en effet un archéologue d’Oxford, universitaire précis, passionné des Croisades et ayant donc lu beaucoup de stratégistes, qui passe plusieurs campagnes de fouilles au Moyen- Orient avant la guerre. Il y apprend l’arabe et parcourt la région alors sous domination turque, y compris le Sinaï et Akaba, lieu d’un de ses futurs exploits.
L’été 1916 est celui de la révolte arabe qui prend La Mecque mais échoue devant Médine, toujours tenue par les Turcs, approvisionnés par le chemin de fer remontant par Maan, Deraa, Damas et Alep aux centres turcs. Lawrence, d’abord mobilisé au service géographique, fut fait officier puis envoyé au Caire en décembre 1915 renforcer l’Intelligence Service. Il y passe quelques mois, assez pour démontrer sa connaissance intime des différentes tribus arabes, assez aussi pour ne pas s’entendre avec les autres officiers éduqués selon les standards militaires classiques.
Lawrence part dans le Hedjaz rencontrer Fayçal et décèle en lui le meilleur fils d’Hussein (le chérif de La Mecque), celui qui a les qualités pour être le chef politique de la révolte arabe. À son retour à La Mecque, il déconseille l’envoi de troupes britanniques sur la côte arabe. Ce conseil est suivi et Lawrence est renvoyé auprès de Fayçal. Alors que celui-ci est repoussé par les Turcs sur la côte, près de Yanbou, Lawrence suggère une manœuvre audacieuse. Pendant qu’une diversion est organisée devant Médine, Fayçal envoie un détachement prendre Wejh, port sur la côte, 200 kilomètres plus au nord. L’initiative revenait aux Arabes qui menaçaient de couper la ligne de chemin de fer.
Les débuts de 1917 sont consacrés à des opérations contre le chemin de fer, régulièrement coupé afin d’entraver les mouvements turcs. Lawrence et Fayçal se mettent à rêver de Damas. Pour cela, ils commencent à rallier les tribus du désert syrien (au sud de l’actuelle Jordanie) au moyen d’une expédition incroyable, passant par le désert d’El Houl (« la désolée »). Désormais, il peut atteindre le chemin de fer à l’Est de la mer Morte, entre Aman et Maan. En juin et juillet, Lawrence réussit son plus beau coup. Il réussit à prendre Aqaba en progressant à partir du Nord : le port, au fond du golfe éponyme (le bras de mer à l’est du Sinaï) était en effet imprenable par la mer. La sur- prise est totale et les Turcs se rendent. Lawrence quitte aussitôt la place, traverse le Sinaï pour aller rendre compte à l’état-major anglais au Caire. Le nouveau commandant de théâtre, le général Allenby, apprécie le succès à sa juste valeur. Désormais, le commandant Lawrence devient un allié de poids. En effet, il ne cesse de peser sur les arrières turcs, à l’Est de la mer Morte et du lac de Tibériade. Ses coups de main incessants per- mettent à Allenby de progresser à partir de l’été 1917 jusqu’à Jérusalem qu’il atteint à l’hiver.
1918 est l’occasion de la campagne de Palestine. Les troupes arabes harcèlent les arrières turcs, ce qui permet à Allenby de lancer sa cavalerie le long de la côte au nord de Jaffa pour déborder les Turcs. Ceux-ci se débandent et refluent en masse vers Damas. Lawrence en profite pour avancer très vite ses pions et devancer les Britanniques à Damas, qui relève officiellement de l’autorité de Fayçal, au grand déplaisir des autorités britanniques. Celles-ci avaient en effet d’autres projets pour la région, entre les Accords Sykes-Picot et la déclaration Balfour.
Lawrence a atteint son but : animer la révolte arabe pour la conduire à la souveraineté. La prise de Damas constitue pour lui un aboutissement. Il quitte la région et rejoint Londres. Il sera actif dans les années d’après-guerre. Si la cause arabe n’est pas prise en compte dans les négociations du Traité de Versailles, il conseilla Churchill, nouveau ministre des Colonies en 1921. Le découpage du Moyen-Orient fut acté : Fayçal devint roi d’Irak et Abdullah, l’autre fils de Hussein, roi de Transjordanie (ancêtre de l’actuel roi de Jordanie, seule monarchie ayant survécu).
Lawrence était entre-temps devenu une légende, grâce notamment au portrait dressé de lui par la presse américaine. Le fameux Lawrence d’Arabie, épris d’idéal, fut très mal à l’aise avec cette célébrité qui ne correspondait pas à ses valeurs. Il rédigea les Sept piliers de la sagesse et s’engagea, comme simple soldat, dans l’aviation.
Cette biographie est passionnante pour d’autres raisons que l’histoire de la révolte arabe ou que la personnalité de Lawrence. Elle permet ainsi au jeune Liddell Hart de faire prévaloir ses idées stratégiques. Il est fasciné par ce très bel exemple de guerre irrégulière, prémices de la théorie de la guerre indirecte qu’il promouvra plus tard. Il est vrai que la marche sur Wejh, la prise d’Akaba ou la saisie de Damas constituent trois très beaux exemples de cette stratégie, permise toutefois par un milieu géographique donné qui n’est pas universel.
Liddell Hart offre également un chapitre un peu théorique qu’il intitule « Rêveries martiales » (p. 78 à 89). Il s’agit pour lui de critiquer Clausewitz et de mettre en valeur Maurice de Saxe, véritable inspirateur du jeune Lawrence et de son biographe. Si le passage est intéressant, on ne peut s’empêcher d’un agacement à voir l’aplomb de ce capitaine arrogant donnant des leçons à tout le monde, et du plaisir malsain qu’il a, en conclusion, de dénigrer le maréchal Foch, désigné comme une « frénétique paire de moustaches ». Ce faisant, Liddell Hart montre qu’il est avant tout un littérateur habile et brillant, mais que sa plume alerte le rend sur ce point mesquin, hautain et déplaisant. Voulant louer son héros, ce qu’il réussit d’ailleurs, il en profite un peu trop pour se mettre en valeur. Bref, il faut lire ce livre mais plus pour Lawrence que pour Liddell Hart, ce qui ne nous empêchera pas de revenir à Maurice de Saxe. Et de revoir Lawrence d’Arabie, fresque épique finalement pas si éloignée de son modèle. ♦