Le centre de gravité mondial s’est déplacé vers l’Indo-Pacifique avec l’ascension fulgurante de la Chine et la mise en avant d’un modèle asiatique de développement certes capitaliste mais autoritaire et souverainiste. Face à cette montée en puissance inexorable, il est important de trouver un équilibre où l’Europe doit se positionner pour éviter une logique d’affrontement.
Avant-propos - L’Indo-Pacifique à la croisée des puissances
Foreword—The Indo-Pacific Region, the Crossroads of Power
The phenomenal ascent of China with its clearly capitalist, if also authoritarian and sovereignist, model for development in Asia, has led to a move of the world’s centre of gravity to the Indo-Pacific. Given this inexorable increase in power it is important to seek a balance in which Europe’s position must be to avoid constant confrontation.
Les plaques tectoniques de la diplomatie mondiale bougent à nouveau, ouvrant de nouvelles lignes de faille, faisant émerger de nouveaux couloirs, de nouveaux espaces de confrontation. Au cours des dernières décennies, le centre de gravité mondial s’est déplacé peu à peu vers l’Est, tant en termes économiques avec l’ascension fulgurante de la Chine, qu’au plan politique avec le regain de fierté nationale chinoise et la mise en avant d’un modèle asiatique de développement, autoritaire et souverainiste.
Depuis près de quarante ans, depuis le pari de Nixon et de Kissinger en 1972, les États-Unis ont fait le choix de la croissance chinoise contre la puissance russe, conduisant peu à peu au désintérêt, au désinvestissement ou à l’abandon symbolique d’un espace transatlantique devenu stratégiquement secondaire après 1989. En 2008, l’arrivée de Barack Obama à la présidence des États-Unis inaugure le temps d’une diplomatie américaine tournée vers le « pivot asiatique », soucieuse désormais d’endiguer la puissance chinoise, sans pour autant choisir, à ce stade, de renoncer à la confrontation avec la Russie, dans un pari symétrique à celui qui avait présidé jusqu’à l’éclatement de l’URSS.
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La trajectoire de collision des puissances chinoise et américaine est sans nul doute possible la grande affaire du XXIe siècle et l’espace Indo-Pacifique constitue la principale zone de contact des deux puissances. Depuis décembre 2017, les États-Unis placent le « rival stratégique » chinois en tête des inquiétudes nationales, devant le terrorisme djihadiste.
D’abord, cette confrontation s’inscrit dans le droit fil de conflits passés et paraît obéir à un enchaînement quasiment mécanique de l’Histoire. La rencontre d’une puissance ascendante et d’une puissance déclinante conduit le plus souvent à la guerre. Graham Allison, décrivant ce « piège de Thucydide » en référence à l’affrontement fondateur de Sparte et d’Athènes au Ve siècle avant notre ère, compte douze cas de guerres sur seize situations comparables. Cela impose une extrême vigilance. Dans toute la région, les deux puissances rivalisent de séductions ou de pressions pour gagner les États à leur cause et les intégrer à leur zone d’influence : comme le montre le rapprochement paradoxal du Vietnam avec les États-Unis, par crainte de l’encombrant voisin chinois, ou le revirement des Philippines et de la Malaisie au gré des basculements électoraux. Dans toute la région, également, les budgets militaires s’envolent. Le Japon modifie sa constitution pour se doter d’une véritable armée. L’Australie lance un plan d’équipements navals massifs et achète notamment douze sous-marins Barracuda à la France en 2016. On peut d’ores et déjà affirmer que le choc entre la Chine et les États-Unis différera de tous les précédents sous au moins trois aspects : par son intensité, dans son déroulement et par les risques générés.
La dimension des deux géants, en proportion de la puissance militaire et économique du monde, sera dans quelques années sans commune mesure avec ce qu’elle a pu être jusqu’à aujourd’hui. À eux deux, Chine et États-Unis pourraient représenter d’ici 2050 les deux tiers des dépenses militaires mondiales et plus de la moitié du PIB global.
Paradoxalement, l’interdépendance des deux acteurs est, elle aussi, incomparable aux situations passées, au premier chef en matière commerciale avec plus de 600 milliards de dollars échangés chaque année, mais également en termes de technologies. Les litiges commerciaux actuels montrent toute l’ambiguïté de cette relation privilégiée. L’éventail des scénarios est ainsi largement ouvert, depuis un condominium sino-américain imposant ses règles au monde sur la base de leur propre modus vivendi, jusqu’à une guerre totale, commerciale, technologique et militaire, entraînant dans la danse les alliés respectifs, en passant par une guerre froide durable multipliant les guerres par procuration dans l’ensemble de la zone de contact et jusqu’en Afrique.
Par ailleurs, cette rivalité avec la Chine a une profondeur de champ sans précédent, puisqu’elle s’exerce aussi bien sur mer et sur terre que dans l’Espace – où les Chinois ont montré leur capacité à envoyer des missiles sur des orbites hautes, menaçant ainsi l’hégémonie satellitaire américaine – dans le cyberespace – où la Chine se dote de supercalculateurs quantiques et s’abrite derrière le « Grand Pare-feu numérique » – et évidemment dans l’ombre des guerres secrètes du renseignement et des opérations de déstabilisations. Jamais la maîtrise et l’avance technologiques n’auront été à ce point décisives et, à ce titre, le plan « Made in China 2025 », à travers lequel la Chine populaire se fixe pour objectif de devenir leader dans dix secteurs technologiques cruciaux, dont l’intelligence artificielle (IA) et les drones, fait figure de jalon majeur, sans doute comparable dans son retentissement aux États-Unis, à la « crise du Sputnik » en 1957. Les terrains de compétition peuvent se multiplier à l’infini : partout la Chine contestera la prééminence des instruments américains – monnaie, common law, normes d’audit ou encore notation de crédit. La lutte pour les normes est d’ores et déjà engagée, bien que peu visible du grand public, mais part intégrante de cette nouvelle « guerre hybride ».
La tentation naturelle de l’Amérique consiste aujourd’hui à endiguer la Chine, tant parce que cette stratégie lui a, par le passé, permis de s’imposer face à la Russie dans la guerre froide qu’en raison de la géographie entravée de la Chine disposant d’un accès difficile aux océans et de liaisons continentales rendues coûteuses par l’extension et la faible densité des espaces traversés. À ce titre, il n’y a entre l’Amérique de Trump et l’Amérique d’Obama que des différences, certes spectaculaires, de ton et de méthode. Donald Trump espère sidérer la Chine par sa brutalité en matière de politique commerciale et peut espérer se targuer de 70 milliards d’achats supplémentaires de la Chine aux États-Unis en profitant de l’importance du secteur d’État en Chine, obéissant aux ordres du gouvernement dans le choix de ses fournisseurs. Il espère aussi renverser la table avec la Corée du Nord en privant la Chine de l’un de ses principaux aiguillons dans la région, à supposer qu’il puisse obtenir des avancées significatives sur le dossier de la prolifération nucléaire. Il semble prêt à tous les coups d’éclat, à tous les calculs, à tous les risques. Mais, sur le fond, quel que soit son successeur à Washington, tout invite à croire que la stratégie de la tension face à la Chine perdurera.
La Chine, de son côté, avance ses pions pour consolider un glacis cohérent. Cela passe par la revendication, au nom de l’histoire, et désormais par le fait accompli, de 90 % de la mer de Chine du Sud, en y bâtissant sa « Grande Muraille de Sable » destinée en partie à permettre l’accès des sous-marins basés à Hainan aux espaces océaniques. Il s’agit d’un déploiement multivectoriel au service d’une stratégie de déni d’aire/anti-accès (AA-AD). Dans le même temps, la Chine durcit le ton concernant Taïwan. L’enjeu n’est pas exclusivement tactique, mais également identitaire, au nom de la doctrine de la Chine unique. Les efforts diplomatiques ont conduit récemment le Burkina Faso ou la République dominicaine à retirer leur reconnaissance à la « République de Chine » de Taipeh au profit de Pékin. L’élection en 2016 d’une candidate dite indépendantiste, Tsai Ing-wen, a intensifié les craintes de Pékin et le sentiment d’une course contre la montre.
Enfin, la Chine s’efforce de consolider une zone économique cohérente au service d’une division du travail régionale, rendue plus nécessaire à mesure qu’augmentent les salaires d’une Chine plus prospère. Pour dégager de nouvelles marges de croissance, la Chine a besoin de ses voisins, de leurs consommateurs potentiels et de leurs travailleurs aux salaires bas, ainsi que des infrastructures nécessaires pour s’assurer la maîtrise de ces espaces et y faire circuler les marchandises. Les projets menés dans la région dans le cadre des Routes de la Soie et notamment de la « Route de la Soie Maritime » visent à multiplier les corridors ferroviaires, y compris de grande vitesse, les liaisons aériennes et les infrastructures portuaires, notamment de transbordement pour desservir les zones plus isolées. La Chine favorise ainsi la transformation du Laos enclavé, fût-ce au prix d’un endettement massif, par la future voie de chemin de fer nord-sud. La Chine élargit par ailleurs les horizons de sa présence, autant pour accompagner ses investissements, par exemple en Afrique, que pour répondre à la stratégie d’encerclement américaine par l’ouverture d’une base militaire à Djibouti en 2017 et par la négociation en cours, évoquée par la presse, d’une base militaire dans les Vanuatu qui suscite de grandes inquiétudes australiennes.
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Le duel sino-américain aura bien lieu, mais il ne sera certainement pas l’unique défi stratégique de la région. La cristallisation des deux blocs antagonistes coïncide avec une nouvelle multipolarité des relations internationales. L’ascension de l’Inde, plus lente et plus énigmatique, représente un bouleversement presque aussi important de la géographie de ce nouveau monde. Elle justifie à elle seule l’apparition dans le vocabulaire diplomatique d’un espace Indo-Pacifique qui remplace peu à peu l’Asie-Pacifique qui avait fait florès au tournant des années 2000. L’affirmation de l’Inde est triple. Elle cherche tout d’abord à s’imposer au Cachemire dans son duel fratricide avec le Pakistan. Ce conflit reste sa clé de lecture presque exclusive de bien des dossiers – des taliban afghans jusqu’aux projets de la Route de la Soie chinoise dans le « Corridor Chine-Pakistan ».
Ensuite, l’Inde souhaite établir un équilibre de puissance avec l’autre État-civilisation, la Chine, à laquelle des contentieux territoriaux l’opposent dans l’Himalaya, dans l’Aksai Chin et l’Arunachal Pradesh, qui font régulièrement des morts, de 1962 et jusqu’en 2017. La lutte pour la prééminence dans les pays voisins fait déjà rage, fût-ce de manière feutrée, du Népal à la Birmanie.
Enfin, l’Inde de Narendra Modi a conscience de devoir se tailler un espace régional d’influence à sa mesure et elle s’est fixé l’objectif, dans les dernières années, de devenir l’hegemon de l’océan Indien, en nourrissant ses relations avec les pays riverains, tant de la péninsule Arabique que de la côte orientale africaine, et en développant des capacités navales significatives, à l’instar de son premier porte-avions, désormais doté depuis 2013 d’une escadrille active.
Dès lors, la place de l’Inde dans le jeu mondial dépend à la fois de sa volonté de prendre davantage de responsabilités multilatérales et de lutter contre sa tentation du repli. Elle dépend aussi de sa capacité à tenir un équilibre entre la relation aux États-Unis et à l’Europe, d’un côté, et un lien stable avec la Chine, de l’autre, comme en témoignent la multiplication des sommets sino-indiens des deux dernières années et la présence de l’Inde au Sommet de Qingdao de l’Organisation de coopération de Shanghai. Cette organisation, permettant depuis 2001 le dialogue entre les principales puissances asiatiques, Chine et Russie en tête, mais aussi avec l’Iran, membre observateur, a offert, en juin 2018, un contraste saisissant avec le feuilleton aussi imprévisible que mélodramatique du G7 concomitant, en plaidant collectivement pour un ordre international fondé sur des règles et pour un commerce international de plus en plus ouvert.
De plus en plus conscient de sa puissance, déstabilisé par un environnement de plus en plus complexe et déçu dans ses désirs de prospérité, le géant indien court lui aussi le risque de dérives, de la violence sociale ou de l’érosion démocratique. La garantie de sa stabilité est pour nous un objectif politique essentiel.
En outre, il serait malavisé d’exclure trop rapidement de cet espace « Indo-Pacifique » une Russie qui accorde de plus en plus d’énergie à son Extrême-Orient sibérien, qui reste une puissance décisive, dans la question coréenne notamment, et qui, par ses liens croissants avec l’Iran, accomplit à sa manière le rêve des tsars au XIXe siècle : l’accès aux mers chaudes.
C’est pourquoi il est indispensable de prendre en compte la donnée de ces rivalités pour créer un forum de dialogue sur la sécurité et la prospérité régionales à la hauteur des enjeux et associant l’ensemble des acteurs, y compris et avant tout la Chine mais aussi l’Inde, la Russie, les États-Unis et un pays comme la France qui contrôle dans cette zone 9 millions de km2 de zone économique exclusive (ZEE) et y compte plus d’un million de ressortissants, de l’île de La Réunion à la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française. Ces États, pour anticiper sur les crises à venir, ont vocation à créer une architecture de sécurité munie d’un système d’alerte précoce, d’un mécanisme de gestion multilatérale des crises humanitaires, des catastrophes naturelles – à l’instar du tsunami de 2004 – et même des forces prépositionnées conjointes pour mener à bien ce type de missions.
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L’Indo-Pacifique désigne donc cet espace diplomatique en gestation, cet échiquier imaginaire, où se déploiera le Grand Jeu des puissances au cours des prochaines décennies. Mais il désigne aussi la zone d’accumulation de défis majeurs de notre planète, le laboratoire de solutions multilatérales nouvelles, veut-on espérer, et l’écran où se projettent parfois des fantasmes surgis de notre passé diplomatique, auxquels nous devons être attentifs. C’est une région fragile, vulnérable à bien des égards, où s’accumulent les tensions identitaires, religieuses, ethniques. C’est aussi une région aux hiérarchies politiques complexes, un écosystème où cohabitent, suivant l’image reprise par Emmanuel Macron à un proverbe coréen, baleines, crevettes et poissons. La région abonde en petits États, voire en micro-États dans le Pacifique Sud à l’instar de la Micronésie ou des Vanuatu. En outre, les États fragiles y sont nombreux, États faillis comme l’Afghanistan ou États vulnérables, du Timor-Est jusqu’au Cambodge ou au Laos. La corruption et les divisions politiques, y compris les guérillas y ont été et y sont encore nombreuses, comme celle des Kachin en Birmanie.
Aorte du commerce mondial, par où transitent un quart des marchandises et la moitié du pétrole mondial, la zone Indo-Pacifique est par nature un espace aux enjeux transnationaux, d’autant plus complexes que la région est éclatée. À ce titre, la piraterie y demeure un enjeu multilatéral important, sur lequel l’Europe s’implique déjà fortement, au large de la Corne d’Afrique comme aux abords du détroit de Malacca. La liberté des mers est un bien public mondial dont la garantie doit être assurée conjointement par toutes les parties prenantes, à la mesure de leurs capacités.
C’est aujourd’hui aussi l’espace principal de la prolifération nucléaire, joignant autour d’un large arc de cercle les trois grandes crises de prolifération et de déséquilibre de la dissuasion : la zone du golfe Persique avec l’Iran, Israël et l’Arabie saoudite ; le duel indo-pakistanais ; la prolifération nord-coréenne, sur fond de confrontation des arsenaux nucléaires chinois, russes et américains dans le Pacifique Nord. Or, l’approche en vase clos de chacune des crises de prolifération a montré ses limites, tant elle permet des traitements à géométrie variable et l’instrumentalisation d’agendas régionaux. Dans le cadre du Traité de non-prolifération et de son amélioration vers une réduction générale et drastique des arsenaux nucléaires, il faut une approche plus cohérente et globale du sujet, de la lutte contre les filières de prolifération et de responsabilisation des États nucléarisés.
L’Indo-Pacifique est sujette aussi, surtout de l’océan Indien jusqu’à l’Indonésie, à la question de l’intégration des minorités musulmanes ou à la pression islamiste violente dans les pays à majorité musulmane, Pakistan, Bangladesh ou Indonésie. En tout, ce sont deux tiers de la population musulmane mondiale qui habitent la région. Au Myanmar, le traitement révoltant de la minorité Rohingyas, considérée par une large part des populations et par la junte militaire comme des étrangers sur le territoire birman, donne lieu à des atteintes massives aux droits de l’Homme. En Inde, les 14 % d’Indiens de confession musulmane vivent dans un climat de tensions croissantes, de lynchages et de rejets, dans un climat de nationalisme hindou accru depuis le début du siècle. Aux Philippines, la minorité musulmane est prise en étau dans le conflit séparatiste de l’île de Minandao, soumise à la loi martiale par le président Dutertre après le siège de Marawi.
Laboratoire des grandes menaces climatiques et environnementales, enfin, l’Indo-Pacifique assiste à la montée des eaux au Bangladesh, aux Maldives ou dans les Kiribati jusqu’à la catastrophe de Fukushima en 2011 et son impact sur l’océan Pacifique. En vingt ans, les catastrophes naturelles ont nécessité vingt-cinq interventions humanitaires internationales. Les pollutions atmosphériques s’y concentrent également, notamment le nuage brun de New Delhi, pris au piège du climat régional et des vents de moussons. C’est pourquoi l’initiative la plus porteuse de sens pour cette région serait une Alliance de l’Indo-Pacifique comme espace pionnier de la coopération sur les effets du changement climatique et sur la protection des espaces marins, des ressources halieutiques, impliquant des engagements forts des États riverains.
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C’est une chose de définir un espace comme grille d’analyse des enjeux mondiaux, c’en est une autre de le figer en une alliance défensive visant essentiellement à l’endiguement de la Chine. Voilà pourtant la tendance de fond des dernières années, portée par la présidence Trump, en dépit de son manque de crédit dans la région après le renoncement de dernière minute au partenariat transpacifique (TPP), et soutenue par la France, comme l’a exprimé fortement Emmanuel Macron dans son discours de Nouméa.
Cette lecture fait de l’espace Indo-Pacifique le front pionnier de la démocratie libérale en butte à l’hostilité des régimes autoritaires de l’Asie, prolongeant ainsi l’esprit du Quad du début des années 2000. L’Inde, l’Australie et le Japon seraient érigés ainsi en forteresses du monde libre aux portes d’une Asie continentale en proie à l’autoritarisme. Elle ravive les discours de la guerre froide et en appelle à la résistance collective d’un « monde libre ». Auto-réalisatrice et simplificatrice, cette approche fait cependant courir des dangers considérables aux pays mis en première ligne, au risque de leur instrumentalisation par les intérêts spécifiquement nationaux des États-Unis. Elle ressuscite pour certains le fantasme commode d’un « despotisme asiatique » qui, depuis les batailles de Marathon et de Lépante, depuis Voltaire, serait l’ennemi héréditaire des Lumières et de la liberté occidentale. Évitons les pièges que nous tend la carte et prenons cet espace pour ce qu’il est : un espace complexe, abstrait et en partie arbitraire visant à une meilleure compréhension des enjeux de notre temps.
Cette redéfinition de la géographie des puissances autour de cette ceinture du monde courant du golfe Persique jusqu’au Kamtchatka a pour l’Europe, pour la France, des effets paradoxaux.
D’abord, reconnaissons-le, elle semble nous marginaliser, les pays européens n’ayant qu’une présence et une influence limitées dans ces espaces. La bascule stratégique américaine vers le Pacifique cantonne les alliés atlantiques au rôle de simples supplétifs.
Mais, dans le même temps, elle semble faire ressurgir du passé des géographies-fantômes. Car cet espace Indo-Pacifique, ne nous y trompons pas, se calque commodément sur la Route des Indes des XVIIIe et XIXe siècles, à la fois voie d’approvisionnement exclusive de l’Europe en biens de luxe après la clôture médiévale des routes continentales, colonne vertébrale de l’Empire britannique et théâtre des rivalités impériales autant que des aspirations coloniales des puissances européennes. Elle ravive, dans certains cas, des solidarités anglo-saxonnes pour une Grande-Bretagne en panne identitaire après le Brexit. Cette superposition des temporalités réactive le questionnement du lien à l’Asie, les peurs, les appétits, les concurrences qui s’y sont attachés au fil des siècles.
Toute géographie est une politique en puissance
La France subit depuis des siècles deux tentations en matière de politique étrangère, l’appel de la mer et l’attachement à la terre. Vis-à-vis de l’Asie, la politique de la mer consiste en une compétition mercantile cherchant des points d’appuis lointains pour des opérations ponctuelles de guerre limitée permettant de circonvenir les puissances locales. C’est dans une large mesure la politique de la IIIe République de Jules Ferry parti à la conquête du Tonkin. Il faut aujourd’hui se défier des désirs de puissance.
La politique des terres, le lien continental, c’est l’effort des grands États pour structurer un ordre et un équilibre durables au risque des guerres impériales et des conquêtes démesurées.
L’autre choix, ce serait celui de l’équilibre, celui qui permet de jouer la carte continentale en recevant la main tendue par la Chine d’un bout à l’autre de l’Eurasie avec la Route de la Soie, tout en nouant une relation solide avec le point d’appui Indo-Pacifique crucial qu’est l’Inde, au nom de notre présence et de nos intérêts communs dans l’océan Indien. Côté terre, nous devons savoir nous libérer de l’emprise de plus en plus pesante de la stratégie des États-Unis pour établir un lien fort des capitales de la « dorsale eurasiatique », Paris, Berlin, Moscou et Pékin qui représentent à la fois l’histoire mouvementée et le besoin de paix et de stabilité de ce continent. Ce G4 aurait notamment vocation à prendre position sur les grandes crises mettant en jeu la stabilité continentale et mondiale, et à contribuer à une forme de coordination politique du projet collectif des « Routes de la Soie ». Côté mer, renforçons avant tout nos liens avec l’Inde, en plaidant vigoureusement pour un refus des alignements qui est à la fois dans l’ADN diplomatique indien et dans la vocation de la France depuis le général de Gaulle, dont le discours de Phnom Penh résonne encore aujourd’hui fortement dans bien des lieux en apparence reculés de l’Indo-Pacifique.
Car si c’est bien dans les océans Indien et Pacifique que doit se jouer l’avenir du monde, c’est, paradoxalement, par la capacité de l’Europe à faire contrepoids, à force d’indépendance et d’initiative, que pourront être évitées les logiques de la force et de la guerre. ♦