1918 - L’étrange victoire
1918 - L’étrange victoire
Aux yeux de nos contemporains, la victoire des Alliés à l’issue de la Première Guerre mondiale allait de soi. En réalité, à l’été 1918 rien n’était vraiment écrit et l’Allemagne pouvait encore l’emporter, d’où le sous-titre du dernier opus de Jean-Yves Le Naour, L’étrange victoire.
L’auteur nous rappelle fort justement que « pour les Allemands qui, de mars à juillet, ont multiplié les coups de boutoir, bousculant à trois reprises les lignes des Alliés, et cru sincèrement dans la proximité de la victoire, la défaite a quelque chose d’irrationnel. À cette heure dramatique encore, leurs hommes campent en Belgique, en Finlande, en Estonie, en Roumanie, en Ukraine et jusque dans le Caucase », avant de poser la question à laquelle il tente de répondre dans son ouvrage : « Au printemps, la victoire était à portée de main. Que s’est-il passé pour que l’Allemagne perde la guerre… ? »
L’année 1918 s’ouvre en effet sur la paix de Brest-Litovsk qui permettra bientôt le transfert sur le front occidental d’un grand nombre de divisions allemandes. Le Naour nous relate dans le détail les négociations qui ont abouti à ce traité, signé le 3 mars, ainsi que les différentes péripéties qui les ont accompagnées, comme la décision initiale aberrante de Trotski qui déclare en février que la Russie considérera unilatéralement la guerre comme terminée mais ne négociera pas un armistice avec ses adversaires ! Sa mise à l’écart permettra toutefois la conclusion d’un accord en bonne et due forme qui aboutit néanmoins à priver la Russie de 26 % de sa population, 27 % de ses terres arables, 33 % de son industrie et 75 % de sa production de fer et de charbon.
Enhardis par ce résultat, les puissances centrales privilégieront dès lors une solution purement militaire au conflit, alors que, comme le relève l’auteur, « la paix de Brest-Litovsk est la dernière occasion de l’Allemagne d’en finir honorablement. Une occasion ratée dont elle ne prendra conscience que plus tard ».
S’enchaîneront donc très vite les trois grandes offensives de Ludendorff de mars, avril et mai 1918. Devant la menace, les Alliés abandonneront leurs réticences et mettront en place un commandement unique à la suite de la réunion de Doullens, le 26 mars, qui confie à Foch la coordination des opérations sur le front occidental. Cet accord initial sera complété par les Accords de Beauvais du 3 avril par lesquels « les gouvernements britannique, français et américain confient au général Foch la direction stratégique des opérations militaires ».
Le Naour relativise toutefois l’influence réelle de ces accords interalliés en nous avertissant de nous garder « des récits hagiographiques qui donnent à penser que la situation s’est améliorée comme par enchantement à la signature de l’Accord de Doullens. Ce jour-là, l’attaque ennemie est en voie d’épuisement et Foch n’y est pour rien ». Les mesures prises par Pétain étaient précisément en train de porter leurs fruits, mais c’est Foch qui finalement en récoltera les lauriers devant l’histoire.
En effet, Pétain, à la tête des armées françaises depuis l’année précédente, avait pris le temps d’analyser les dernières offensives allemandes de Riga, Caporetto et Cambrai ; ce qui lui permit de mettre en place une véritable révolution tactique de nature à faire échec aux tentatives allemandes. Il s’agira ainsi de ralentir la poussée de l’ennemi sur les premières lignes, en permettant à celles-ci de se replier afin d’arrêter l’adversaire un peu plus loin, hors de portée de ses canons. Pétain, inverse donc ici le dispositif tactique traditionnel et fait de la deuxième position la véritable ligne de résistance. Cette défense élastique rencontra l’opposition des généraux Mangin, Gouraud et surtout Duchêne dont l’obstination sera responsable de l’échec initial français au Chemin des Dames.
La « bataille pour la paix » (Friedensturm) en juillet marquera la dernière poussée allemande. Pour Le Naour, « le 18 juillet est la date du grand retournement. Les plateaux de la balance, après avoir longtemps penché du côté de l’Allemagne, se sont équilibrés en juillet et inclinent dorénavant du côté allié ». L’effondrement du front d’Orient en septembre et l’armistice bulgare feront prendre conscience au haut-commandement austro-allemand de l’inutilité de poursuivre la guerre, et ceci d’autant plus que le front intérieur, miné par les privations dues au blocus allié, commence à craquer.
En réalité, comme le souligne l’auteur, « longtemps, les Alliés se sont exagérés la force de l’Allemagne. En vérité, le pays ne tient plus que par la volonté et celle-ci se dérobe. Le beurre, l’huile, le lait, le sucre, le café sont devenus des denrées légendaires, il n’y a rien dans les magasins et les rations de pains sont sans cesse réduites, de 225 grammes à 200, pour descendre à 125 grammes en juin… ».
L’armistice entre en vigueur le 11 novembre à 11h. Le dernier soldat français, Augustin Trébuchon, est tué à 10h50. Malgré l’armistice, des soldats allemands vont encore tomber dans l’après-midi à la suite d’une attaque lancée par un général américain, ce qui fait écrire à Le Naour cette phrase cruelle : « Entrés les derniers dans la guerre (les Américains) ont tenus à être les derniers à en sortir. »
Quel est l’apport de cet ouvrage et quels enseignements peut-on en tirer ? Si les événements militaires ayant marqué cette année-là sont honnêtement traités, Le Naour n’est pas un historien militaire (il démontre par exemple une certaine incompréhension du basculement souvent réalisé entre effort principal et effort secondaire (Somme/Ypres, Chemin des Dames/Flandres), ce qui explique que l’ouvrage privilégie surtout les aspects politiques. Si l’on choisit quelques points marquants, sont ainsi évoqués en détail l’arrestation de Caillaux et l’envoi de Malvy, le précédent ministre de l’Intérieur, devant la Haute Cour, que leur pacifisme rend suspects aux yeux du président du Conseil, dont l’auteur éclaire au passage quelques zones d’ombre rarement évoquées, comme l’existence d’une alliance objective entre l’Action Française, ligue d’extrême droite, et le radical-socialiste Clemenceau, la première servant les intérêts du second en s’opposant à une tendance pacifiste latente dans certains milieux politiques.
Sur le plan des enseignements de cette année 1918, on remarque l’extraordinaire résilience de la population parisienne face aux premières occurrences de bombardement stratégique (raids de bombardiers lourds Gothas, tirs du Pariser Kanon, très tôt surnommé « la Grosse Bertha », du prénom de l’épouse du baron Krupp, constructeur de ce canon à grosse portée.) Les raids des Gothas du début de l’année (que les gamins parisiens surnomment les « godasses » !) ont pour effet paradoxal de ressouder le pays, alors en plein débat sur les conditions d’une paix future, et aboutissent à raidir l’opinion publique. « Gothas et Bertha n’ont eu aucun impact sur le plan militaire et pas davantage sur le plan moral. La psychologie de la torpille a seulement engendré des souffrances inutiles… Elle n’a pas fait plier les Français, au contraire », nous rappelle Le Naour.
Le patriotisme du peuple français ne souffre en effet que peu d’exceptions. Ainsi, dès le déclenchement de la grande offensive allemande du 21 mars 1918, les ouvriers, qui étaient en grève, et dont certains étaient prêts à se lancer dans une insurrection, reprennent immédiatement le travail. « L’ouvrier français veut la paix, mais pas au prix de la défaite, alors quand le pays est attaqué, il serre les rangs », résume l’auteur.
Quant à l’armée française, son moral retrouvé après la période de doute de l’année précédente, contraste avec la décomposition de l’armée russe en février 1918, où les soldats vendent leurs fusils à l’ennemi (comme d’ailleurs en Tchétchénie dans les années 1990, pourrait-on ajouter !).
Quelques mises au point de l’auteur sont particulièrement les bienvenues. Il en est ainsi du mythe de la victoire italienne de Vittorio Veneto magistralement démonté par Le Naour. De même, les péripéties et la lenteur de la mise en place du corps expéditionnaire américain sont soulignées, ce qui relativise quelque peu, nous semble-t-il, leur rôle dans la victoire finale.
Ce tout dernier volume publié par Jean-Yves Le Naour, après les autres volumes qu’il a consacré chez le même éditeur à chaque année de guerre, constitue une excellente synthèse de ces moments cruciaux qui ont vu naître, pour le meilleur et pour le pire, notre XXe siècle. ♦