La Fragmentation du Monde – La puissance dans les relations internationales
La Fragmentation du Monde – La puissance dans les relations internationales
Si les essais récents sur la puissance dans les relations internationales ne manquent pas, ce troisième ouvrage de Thierry Garcin chez Économica se distingue par son approche à la fois pédagogique et réaliste. Car La Fragmentation du Monde n’est pas qu’une simple fresque – comme il en existe tant – de l’état du monde, assortie de quelques pronostics incantatoires, mais bien un ouvrage qui donne une vue plongeante sur le phénomène de décomposition du système international hérité du XXe siècle, le tout soutenu par la rigueur de l’enseignant.
Fort de plusieurs décennies d’observations et de réflexions sur les enjeux internationaux, Thierry Garcin s’empare ainsi de la notion de puissance – cette « capacité d’imposer sa volonté » – pour en analyser la généalogie et les sous-jacents, et montrer comment certaines manifestations apparentes de puissance sont en réalité des symptômes criants de faiblesse ou de « puissance en creux ». En axant son propos sur l’époque récente (XXe siècle et XXIe siècle naissant), l’auteur passe ainsi au filtre de la critique toute une série d’idées simplistes, démonstration à l’appui. Ainsi, de la pauvreté de l’approche binaire anglo-saxonne entre le Hard Power et le Soft Power (incapable de rendre compte des nuances entre présence, influence et puissance), du supposé primat de la puissance économique sur la puissance politique (alors que le fait étatique reste premier), de la vitalité de l’introuvable communauté internationale (en réalité coquille vide accumulant les handicaps), de l’avantage comparatif des démocraties (empêtrées dans leurs contradictions) ou encore de la force du droit (condamné à rester à la traîne dans les domaines émergents). À chaque fois, le réalisme rigoureux de l’auteur fait mouche, d’autant que celui-ci n’hésite pas pointer certaines responsabilités (États-Unis en Irak en 2003, France en Libye en 2011 ou encore Allemagne lors de la crise des migrants en 2015) dans les désordres récents, souvent révélateurs de la faiblesse des acteurs impliqués.
Déjà auteur de l’ouvrage Les Grandes Questions internationales, depuis la chute du mur de Berlin (2009), Thierry Garcin montre nettement comment les « événements internationaux » de la fin de la guerre froide, s’ils ont généré de modestes forces centripètes, ont surtout libéré de redoutables forces centrifuges qui affectent non seulement les relations internationales – le contenu – mais aussi le système international – le contenant. Au fil d’un texte dense mais très lisible (soutenu par des encadrés et des cartes en couleurs), son analyse se déploie selon une approche globale des phénomènes de puissance, d’une part et une approche régionale, d’autre part.
Sur le plan régional, l’examen des quatre grands blocs théoriques de puissance est sans appel : le déficit de puissance est omniprésent, ouvrant sur une ère d’incertitude. Les États-Unis – qui selon l’auteur n’ont jamais été unipolaires – apparaissent ainsi comme singulièrement affaiblis. La Russie, derrière sa posture affirmative et révisionniste à l’égard de l’ordre mondial, est en réalité une puissance en creux, plus capable de perturber les relations internationales que de les influencer. L’Union européenne est, quant à elle, le trou noir de la puissance par excellence : dans les pages qu’il lui consacre, Thierry Garcin livre une analyse percutante des déséquilibres de puissance au sein de l’Europe et des conséquences prévisibles du Brexit, analyse qui tranche avec le caractère convenu de ce qu’on peut lire sur ce sujet, notamment sur la nature de la relation franco-allemande. S’agissant de la Chine, malgré une émergence qui interpelle le monde depuis quarante ans, l’auteur estime que cet acteur est en réalité une puissance tardive et essentiellement économique, qui n’est pas encore pleine et entière, et pour laquelle les plus lourdes menaces sont internes. En dernier lieu, on trouvera également une appréciation sur les trajectoires du monde arabe (jamais autant fragmenté depuis 2001) et du monde africain, qui n’incite pas à l’optimisme.
Sur le plan des phénomènes transverses, Thierry Garcin s’attache à discerner les vrais gisements de puissance des ersatz de puissance. La « force pour la force » est ainsi classée dans la seconde catégorie, sur fond de dérégulation et de déréglementation de la guerre pénalise la forme militaire de la puissance, en particulier pour les démocraties. Dans les sphères sociale et technologique, les potentialités du monde numérique et de l’intelligence artificielle sont et seront incontestablement des leviers de puissance, mais probablement plus pour le pire que pour le meilleur. Deux « processus de démantèlement » sont par ailleurs mis en avant par l’auteur : la perte du lien entre groupe et citoyens, singulièrement en Europe, et l’augmentation sensible des revendications indépendantistes. Or, sans intérêt national partagé, pas de puissance. En dernière analyse, Thierry Garcin s’attache à examiner le concept de « pôle » en géopolitique, pour conclure à l’instabilité de cette notion et de ces dérivés – unipolarité, multipolarité, apolarité… – qui ne rendent pas correctement compte de la volatilité des hiérarchies de puissance, sans même parler du déficit de pôles régionaux.
Au final, « la tendance lourde est bien à la fragmentation du monde » selon l’auteur. Un monde tiraillé entre de timides tendances positives et de puissantes tendances négatives qui poussent à la division, les incantations vers plus de gouvernance mondiale étant souvent le simple cache-sexe de l’échec des tentatives récurrentes de « faire société » à l’échelle des nations depuis 1945. Alors, face aux nuages noirs qui s’amoncellent, que faire ? Deux choses selon Thierry Garcin. En premier, s’attacher à lire les signaux faibles pour anticiper ce qui peut l’être, tout en acceptant que la surprise et l’incertitude deviennent la règle : aucune puissance, à la baisse ou à la hausse, n’est inéluctable, au premier chef sur le plan économique. En second, reconstruire ce monde fragmenté par pans, sans précipitations et en se prémunissant de toute tentation globalisante vouée à l’échec. Pour la France, par quel pan commencer ? Sans aucun doute celui de l’Europe, en tirant lucidement les conclusions de l’échec de sa tentative de construction politique sur la base d’un projet fondamentalement économique. ♦