Le Maître du secret, Alexandre de Marenches - Légende des services secrets français
Le Maître du secret, Alexandre de Marenches - Légende des services secrets français
8 juin 1995 : un cercueil recouvert du drapeau tricolore, d’un burnous et d’un képi de lieutenant du 2e Spahis, sort de la chapelle de l’École militaire, porté par de jeunes officiers du 11e Choc. Alexandre, comte de Marenches, rejoint sa dernière demeure, accompagné du sobre et impressionnant cérémonial militaire. Directeur des services secrets français pendant onze ans, de 1970 à 1981, longévité exceptionnelle pour un tel poste, il a fait du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ancêtre de l’actuelle DGSE) un service efficace et performant, reconnu dans le monde entier.
L’auteur de cet ouvrage, Jean-Christophe Notin, a réalisé le rêve de tous les biographes. Après avoir terminé ses recherches parmi les archives, entretiens et lectures diverses, il va visiter la demeure abandonnée depuis le départ de Mme de Marenches en maison de retraite mais toujours gardée par un ex-gendarme suisse. Et là, dans la cave, derrière une porte blindée, vite fracturée par le gardien, il découvre intactes, dans des cantines, les archives personnelles du comte et, surtout, une centaine de petits carnets où, au jour le jour, il a noté rendez-vous, impressions et réflexions. Une mine d’or qui va sérieusement étoffer la biographie de celui que l’on surnomme Porthos, le célèbre compagnon de d’Artagnan dont il partage l’imposante stature (1,90 m et 120 kg), l’amour de la bonne chère et des femmes. De très vieille noblesse par son père, Charles, héros de 14-18, et d’une riche famille américaine par sa mère, il a très tôt l’aisance mondaine et financière, l’élégance et la courtoisie que donnent de telles ascendances. Sa jeunesse se passe au contact des grands de ce monde à l’égard desquels il se sentira toujours sur un pied d’égalité. Il en tirera un formidable carnet d’adresses.
En novembre 1939, il devance l’appel mais c’est malade à l’hôpital qu’il apprend l’Armistice. Un peu de Résistance et il passe les Pyrénées fin 1942 et, après un court séjour dans les geôles espagnoles, grâce à ses relations américaines, il rejoint Alger et l’Armée d’Afrique avec laquelle il participera brièvement à la campagne d’Italie, qui sera le début d’une longue amitié avec le maréchal Juin, et qu’il terminera avec une blessure, deux citations et la croix de la Bronze Star Medal. Après la guerre, dans les années 1950 et 1960, ses nombreux contacts internationaux vaudront à ce passionné de géopolitique, anticommuniste viscéral, des missions de confiance, qu’il effectuera en tant que réserviste, en Afrique, en Asie et aux États-Unis pour des tractations commerciales ou diplomatiques. Cela permettra des relations politiques utiles, en particulier avec MM. Messmer et Debré. Il fréquente en même temps le milieu des Anciens combattants et les cercles parisiens les plus huppés.
Le SDECE n’est pas très bien vu par les différents gouvernements, et lorsqu’éclate l’affaire Markovic, auquel ce service est mêlé, le président Pompidou décide le grand nettoyage. Il veut un nouveau directeur pour remettre de l’ordre. Messmer lui écrit, le 11 juin 1970 : « Un homme que je connais et que vous connaissez aussi me semble avoir les qualités souhaitables : c’est Alexandre de Marenches. Il est passionné de politique étrangère et il a, dans ce domaine, une clarté de vues, que je ne connais à personne d’autre. Il est indifférent à la politique intérieure, ce qui est une rare vertu au SDECE ! Il est enfin, pour son chef, d’une fidélité dont témoigne son attachement, jusqu’à la mort, au maréchal Juin. » Le 10 novembre 1970, Porthos s’installe à la caserne Mortier. La prise en main est rude puisque, en quelques semaines, « une centaine de militaires et de civils seront invités à espionner ailleurs […] dont une vingtaine de directeurs, sous-directeurs, chefs de service et de bureau dans tous les secteurs ». Il fait en même temps le tour de la maison pour en bien saisir les rouages et agir ensuite en conséquence. Chef charismatique, il va très vite s’imposer à ses troupes, soucieux de leur bien-être, attentif à leurs besoins et proche de ses subordonnés : « C’était un grand monsieur à tous les sens du terme. Il savait être prévoyant avec les petits comme nous. »
Il va mettre en œuvre les ressources de son réseau pour obtenir des crédits supplémentaires et laisser aux collaborateurs de confiance qu’il a recrutés, pour remplacer les sortants, le soin de gérer « l’intendance ». À lui la stratégie, les grandes opérations et les contacts internationaux qu’il commence par la visite ou la réception de ses homologues des services secrets allemands, iraniens, britanniques, américains (CIA et FBI avec l’indétrônable Hoover), marocains, espagnols, etc. À tous sa personnalité fera forte impression.
Ce seront, dans les années suivantes, les visites aux chefs d’États, dont Hassan II, roi du Maroc, qu’il a connu adolescent ; Juan Carlos, côtoyé jeune à la cour de son père en exil et dont il deviendra un conseiller personnel. Ses titres nobiliaires lui ouvrent les portes des familles régnantes du Moyen-Orient : il rencontre le roi Khaled d’Arabie, le Shah d’Iran et Anouar el-Sadate. Avec ces trois derniers et Hassan II, il fonde, en 1976, le Safari Club pour faire obstacle à l’expansion de l’URSS et des mouvements révolutionnaires en Afrique. Son siège est au Caire et Marenches en est le conseiller. C’est lui qui conseillera le roi du Maroc contre le Polisario et soutiendra, en Angola, Savimbi et l’UNITA, financièrement et militairement ; ce qui lui vaudra les éloges de Kissinger. On le retrouve au Katanga en 1977 où son intervention sauve Mobutu. C’est aussi la spectaculaire opération Pieuvre, en Libye, et ses multiples tentacules. C’est encore l’opération Caban, qui fait sa fierté : elle met en œuvre toute la « panoplie » du SDECE en organisant de A à Z la déposition de Bokassa, en visite en Tunisie, et son remplacement par Dacko, son prédécesseur, à la tête de la Centrafrique. Citons également l’opération Rigodon, à partir d’un voilier dans les Caraïbes avec Cuba comme objectif. Ou encore l’exfiltration réussie de Chapour Bakhtiar, éphémère Premier ministre de l’Iran après le départ du Shah. Ajoutons à ces succès, une action dans le domaine économique, ainsi que le souhaitait Pompidou, dont le remercieront, entre autres, aussi bien le président d’Elf-Erap que celui du CEA.
Lorsque, en 1981, après onze ans de règne, il quittera la direction du SDECE, il en aura fait un service efficace, unanimement reconnu tant par le gouvernement que par ses homologues étrangers. Mission accomplie ! Marenches renaît sous le plume de Jean-Christophe Notin qu’il faut remercier de la passionnante biographie, riche en révélations, de ce grand seigneur flamboyant et flambeur, « mélange de Philippe Noiret, d’Orson Welles et d’Errol Flynn » qui est aussi, et surtout, « patriote, courageux, héritier d’un monde en voie de disparition où la loyauté a encore un sens ». ♦