Le Soleil ne se lève plus à l’Est
Le Soleil ne se lève plus à l’Est
C’est un passionnant voyage que nous propose Bernard Bajolet. Un voyage dans le temps, celui des décennies 1970 à 2010, durant lesquelles il consacra trente-huit années de sa vie à la diplomatie – en ambassade et au Quai d’Orsay – et sept années au renseignement – comme coordonnateur national du renseignement (CNR) et patron de la DGSE. Un voyage dans l’espace, celui de l’arc de crise, de l’Algérie à l’Afghanistan en passant par les Balkans, la Jordanie, la Syrie et l’Irak où il fut à plusieurs reprises le représentant de la France. Se désignant volontiers comme « indépendant », cet « ambassadeur peu diplomate » livre ici un récit de première main des événements qui ont secoué le Moyen-Orient depuis quarante ans, en mêlant anecdotes, réflexions personnelles et mise en perspective historique.
Au registre des anecdotes, on appréciera au premier chef les nombreux portraits de personnalités internationales qu’a côtoyées l’auteur, liant bien souvent des amitiés. On est ainsi introduit au fil des pages dans l’intimité de la fratrie al-Assad ou encore de la famille royale jordanienne, mais aussi dans les bureaux des présidents Bouteflika et Karzaï. On y croise Yasser Arafat, Yitzhak Rabin, des personnalités des mosaïques irakiennes et afghanes, civiles ou religieuses. Au gré de ces rencontres revisitées et parfaitement narrées, Bernard Bajolet donne à voir les ombres et les lumières de ces grands du monde, loin des portraits manichéens. Ce faisant, cet orientaliste de terrain montre l’importance pour un ambassadeur de n’ignorer personne car « s’il limitait ses contacts aux personnalités qui n’avaient pas de sang sur les mains, le cercle de ses interlocuteurs s’en serait trouvé singulièrement réduit, et sa capacité d’action tout autant ». On appréciera également l’expérience de l’auteur en matière de libération d’otages : outre les récits captivants des épisodes vécus par Bernard Bajolet en Syrie et surtout en Irak (affaires Chesnot, Mabrunot et Aubenas notamment), son analyse des facteurs de succès de telles opérations – discrétion, désintermédiation et unicité du commandement – est précieuse.
S’agissant de la perspective historique, Le Soleil ne se lève plus à l’Est constitue une formidable analyse de fond des lignes de fractures qui traversent le Moyen-Orient. Restituant d’une manière très accessible son expertise de cette région, Bernard Bajolet montre comment les erreurs d’hier ont créé les conditions du chaos d’aujourd’hui. Son jugement sur l’intervention américaine de 2003 en Irak, et sur la pseudo-reconstruction politique qui suivie, est ainsi particulièrement sévère, notre ambassadeur ayant vu naître sur le terrain le terreau de l’État islamique qu’il combattra quelques années plus tard comme patron de la DGSE. Sévère également est son jugement sur les échecs répétés du processus de paix israélo-palestinien, sur le recul occidental de l’été 2013 après l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien, ou encore sur le relatif désintérêt de la diplomatie française pour les Balkans depuis la fin des années 1990. Sévère, enfin, son jugement sur le bilan « plus que décevant » de l’intervention occidentale en Afghanistan et sur le retrait précipité des troupes de l’Otan, vécu alors qu’il était en poste à Kaboul.
Au total, Bernard Bajolet dresse une fresque incontestablement pessimiste de cet « Est » dans lequel il a porté la voix de la France pendant quarante années : constatant cet « épais nuage d’obscurantisme » qui stagne sur un Moyen-Orient jadis rayonnant, l’ancien patron des services secrets français ne distingue que peu de raisons d’espérer à un horizon proche, d’autant plus que, selon lui, « nos politiques dans le monde souffrent d’une approche excessivement à court terme, d’une absence de vision et de continuité dans l’effort ».
Si l’on peut ne pas toujours suivre les positions de l’auteur sur certains sujets (par exemple, sur la Syrie de Bachar al-Assad ou sur le rapport historique de l’Algérie à la France), Le Soleil ne se lève plus à l’Est est incontestablement l’œuvre d’un ambassadeur de combat au service de son pays, Bernard Bajolet incarnant résolument la maxime bergsonienne selon laquelle « il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». ♦