À 94 ans, le regard de Marc Ferro, historien et citoyen engagé dès les années 1940 avec son entrée dans la Résistance, sur notre monde nous interroge et nous interpelle. Ce livre construit sur des échanges avec le journaliste Emmanuel Laurentin pose un diagnostic lucide mais également non dénué de pessimisme.

Le long parcours de Marc Ferro a en effet été marqué par les totalitarismes. Ainsi, dans le maquis du Vercors, il lutta les armes à la main contre l’occupant nazi. Puis son cursus d’historien l’amena dans les années 1960 à se pencher sur le soviétisme quand l’URSS semblait proposer le paradis sur Terre au prolétariat. De même, le jeune professeur qu’il était l’a conduit à comprendre et analyser les ressorts propres aux mouvements anticolonialistes, en particulier lorsqu’il enseigna à Oran entre 1948 et 1956 avant que n’éclate la guerre d’Algérie.

Ses interrogations se sont également reflétées dans la production audiovisuelle et le cinéma avec le fameux « Histoire parallèle » portant sur les actualités de la Seconde Guerre mondiale diffusée sur Arte de 1989 à 2001, permettant ainsi un regard croisé sur le processus politique conduisant à cette tragédie apocalyptique. Soulignons ici l’importance qu’a eue cette série basée sur les images d’archives et son influence postérieure sur la perception de cette époque par la télévision comme le feuilleton « Un village français » réalisé par France 3 l’a démontré pendant plusieurs saisons.

L’idée principale de cet ouvrage est l’absence de linéarité positive de l’histoire. Il n’y a pas forcément une évolution irréversible vers le progrès et une pacification progressive des relations internationales. Bien au contraire, des tendances lourdes viennent inverser le sens et ce qui semblait acquis est remis en cause parfois brutalement et durablement. L’amélioration de la condition humaine n’est pas une constante absolue. Le démantèlement du modèle civilisationnel occidental qui a prévalu depuis la Renaissance en est une illustration avec la contestation de la démocratie au profit de modèles autoritaires bien que se réclamant du libéralisme économique. C’est également la revanche de nouveaux impérialismes comme la Chine ou la Turquie et d’un islam de reconquête aux revendications radicales dont la soumission totale de la femme à l’homme.

Histoire chaotique, histoire revisitée à des fins idéologiques, histoire manipulée sans vergogne : cette réalité nouvelle, accentuée par les réseaux sociaux, ne peut qu’inquiéter. Certes, il n’y a pas une vérité historique unique mais les faits eux-mêmes seraient désormais sujets à caution, la parole des « vrais » historiens n’étant plus audible par une partie de l’opinion publique désormais rétive au débat et au pluralisme des idées, abreuvée d’images et commentaires idéologisés.

Il est donc aujourd’hui difficile de trouver et de donner un sens aux bouleversements du temps d’où la nécessité de retrouver une vision et un projet, d’où le besoin de visionnaires, qu’ils soient des politiques, mais aussi des ingénieurs, des intellectuels et des artistes, capables de décrypter et de comprendre ce monde en mutation et de proposer des perspectives.

Il faut pour cela retrouver aussi le temps de la réflexion et donc de la philosophie. Affronter les événements nécessite donc de la sagesse. Marc Ferro n’en manque pas et son livre, malgré le pessimisme ambiant, reste aussi une leçon de vie. ♦