Military History—The Generals and Regime Changes
Histoire militaire - Les généraux et les changements de régime
S’il est un sujet qu’il convient de traiter avec précaution, retenue et discernement, sans fantasmer, c’est bien l’engagement politique des généraux et leur attitude, en cas de changement de régime, et cela, depuis l’Empire. Pour deux raisons fondamentales : d’abord, parce que, par définition, l’armée est apolitique et ensuite par le simple fait que les généraux ont été et sont toujours légalistes. Il ne faut pas perdre également de vue que, en parallèle de ce sentiment profond de légalisme, les généraux français se sont toujours sentis responsables de l’unité de l’armée (1), ce qui les empêche de franchir le Rubicon.
Sur toute la période, de 1800 à nos jours, les généraux, à une exception près du coup d’État du 2 décembre 1851 (on y reviendra), ont toujours incarné le principe selon lequel l’armée constituait l’ultima ratio de l’expression de la souveraineté nationale et ce, quelle que fût la nature du régime.
Cela peut se constater depuis le Consulat et l’Empire : la mouvance royaliste, qui s’agitait sous le Consulat autour de Pichegru, suicidé, et Moreau, exilé, n’a recueilli aucun soutien dans l’armée, en dépit des extraordinaires états de service de ces deux généraux, qui s’en sont fait les chefs de file sans pour autant pouvoir entraîner aucun de leurs anciens subordonnés. Par ailleurs, en 1812, alors que l’Empereur se trouvait empêtré en Russie, la conspiration ourdie par Malet à Paris n’a entraîné la défection d’aucun général.
Sous l’Empire, la moitié des généraux de cavalerie était issue des cadets d’Ancien régime, ce qui ne les a nullement empêchés de participer à la moisson de gloire de la Grande Armée. L’exemple emblématique en est fourni par les trois frères Colbert, descendants directs du ministre des Finances de Louis XIV, qui ont servi comme généraux au sein de la cavalerie de la Garde impériale, « pour le succès des armes de la France ». En effet, la clé de cette attitude réside ici : les généraux n’ont jamais servi un régime, mais la France. Galliffet, le sabreur de la charge de Floing à Sedan en 1870, avait beau être pétri de sentiments aristocratiques légitimistes, il ne servait que son pays, qu’il fut impérial ou républicain. Il sera ministre de la Guerre de Waldeck-Rousseau ! On ne peut pas dire, et c’est même un euphémisme que Castelnau nourrissait des sentiments poussés envers la République radicale. Il n’en demeure pas moins qu’il l’a servie, et bien ! Avec fidélité. À la génération suivante, ce raisonnement s’applique dans les mêmes termes envers Weygand !
La seule implication militaire dans un coup de force réussi fut le 2 décembre 1851, lorsque le Prince-Président renversa à son profit les institutions républicaines nées de la révolution de 1848. Il ne put le faire que grâce à l’action décisive de la garnison de Paris, sous le commandement du général, bientôt maréchal de Saint-Arnaud qui, selon ses propres termes fit « mitrailler la canaille parisienne ». Cette implication militaire dans une action séditieuse et donc illégale eut des conséquences très lourdes, car c’est elle qui fut à la source du puissant sentiment antimilitariste dont la gauche française ne s’est jamais départie.
Pour se convaincre du bien-fondé de l’idée du légalisme des généraux, trois coups de zoom seront donnés sur trois époques différentes : la Restauration, l’arrivée des Républicains au pouvoir en 1879 et le phénomène gaulliste.
En 1815, lorsque Louis XVIII revient aux Tuileries, comme les généraux ne se créent pas par génération spontanée, il lui faut bien composer avec les généraux de l’ancienne armée impériale. Le volume de l’armée ayant été considérablement réduit, un certain nombre de ces généraux se trouvent placés en position de retraite d’office, certains en demi-solde, ce qui aurait pu déboucher sur un noyau de comploteurs. Il n’en a rien été. À partir de 1818, les généraux ralliés à la Restauration sont nommés pairs de France. Le cas le plus emblématique est Gouvion Saint-Cyr, volontaire de 1792, qui connaît un avancement fulgurant, puisqu’il est nommé général de brigade moins de deux ans plus tard, il accède au maréchalat tardivement en 1812. Ne prenant pas position durant les Cent Jours, il est le premier ministre de la Guerre de Louis XVIII en 1815, qui l’anoblit avec le titre de marquis.
L’arrivée des Républicains au pouvoir en 1879 aurait aussi pu poser des problèmes de discipline et de fidélité aux institutions à certains généraux, puisque, c’est encore un euphémisme, bien peu affichent des convictions républicaines. Seul, une dizaine d’années plus tard, Boulanger tentera une aventure politique, douteuse d’ailleurs, au cours de laquelle, non seulement, il ne ralliera aucun autre général à sa cause, mais, au dernier moment, alors qu’il aurait pu tenter de forcer le destin par un coup de force, il refusera l’obstacle et s’enfuira à l’étranger pour y finir assez piteusement. En pleine affaire Dreyfus, lorsque le polémiste Déroulède tentera, lors des obsèques du président Félix Faure, d’entraîner vers l’Élysée le général qui rendait les honneurs avec sa brigade, ce fut un échec total. Même si l’Affaire des Fiches dévoilera que moins du quart des généraux partageait les convictions politiques des dirigeants, jamais le régime ne fut menacé d’un quelconque pronunciamento militaire.
Enfin, quant au phénomène gaulliste, il est révélateur du profond sentiment légaliste dont est animé le corps des officiers généraux. En 1940, si les effectifs de la France Libre ne furent que très faibles, ce fut moins par répulsion vis-à-vis du chef de la France Libre ou attirance par le « chef de l’État » du gouvernement de Vichy, que par l’image de légalité, en partie juridiquement fausse d’ailleurs (2), que le choix vichyste impliquait. Ce n’est un secret pour personne qu’en 1944, les généraux de l’Armée française qui ont libéré le pays n’avaient pas un sentiment gaulliste très ardent. Mais, à cette époque, le chef du GPRF incarnait alors le pays légal, reconnu par les Alliés, ce qui fait qu’il a été obéi sans discussion.
En 1958, même si l’armée d’Algérie a été fortement impliquée dans le retour au pouvoir du général de Gaulle, jamais, les généraux qui la commandaient ne sont sortis du cadre légal, Salan au premier chef. En 1961, le « putsch » fut la seule tentative menée par des généraux – de Gaulle l’a suffisamment souligné, à la retraite – pour renverser, sinon les institutions, au moins la vapeur de la politique conduite en Algérie. À l’exception du général commandant la Ve Région aérienne et du commandant du Sahara, aucun général en activité en situation de commandement, ne s’est ouvertement joint au mouvement, même si leurs sentiments profonds pouvaient en inciter beaucoup à le faire. Et dans les années suivantes, même si les sentiments des généraux, mis à part Ailleret, Massu et Katz, chacun dans leur domaine, ne les portaient pas vers le gaullisme, ils n’en ont pas moins obéi sans état d’âme apparent et réorienté les moyens qu’ils commandaient vers la défense du sanctuaire national face à la menace soviétique, dans le cadre d’une politique de dissuasion que bien peu approuvaient en leur for intérieur, ou même simplement comprenaient !
Et c’est ainsi que le sentiment de légalisme, profondément ancré au sein du corps des officiers généraux, s’il a joué contre de Gaulle en 1940, lui a été favorable après 1962.
C’est ce légalisme intransigeant des généraux qui a fait que, en 1981, l’alternance politique, redoutée par certains, s’est passée sans grosse douleur – le CEMA et les chefs d’état-major d’armée ont été maintenus en fonctions – grâce également à la présence d’un ministre qui avait la « fibre militaire » et qui a fait accepter le « fait nucléaire » à une gauche plus que réservée à son égard. En revanche, lors de l’élection présidentielle de 1988, une lettre ouverte d’un « quarteron de chefs d’état-major et d’inspecteurs généraux en retraite » à l’instigation du général de Montaudouïn, ancien chef d’état-major particulier de Giscard, appelant à voter Chirac contre Mitterrand a été unanimement condamnée dans l’armée, mais le mal était fait, et les généraux ont eu à subir la défiance de leur nouveau ministre dans les années qui suivirent.
Grands serviteurs de l’État tout en étant détenteurs de la force publique, les généraux se sont toujours montrés suffisamment conscients de leurs responsabilités, pour ne pas retourner contre l’État les armes que celui-ci leur confiait pour sa défense extérieure, à une exception près, en 1851, mais l’exemple venait alors du plus haut sommet de l’État, le président de la République. Sans courtiser le paradoxe, on peut dire que Saint-Arnaud s’est alors montré « légal dans l’illégalité ». Bref, le légalisme a toujours primé, et à force de loi, au sein du corps des officiers généraux. ♦
(1) Aucunement dans un sens corporatiste, mais dans le souci du bien commun national.
(2) Juridiquement fausse, en ce sens que l’Assemblée nationale ne pouvait, de jure, transmettre son pouvoir constituant à un seul homme, ce qui frappait de nullité l’ensemble des actes constitutionnels promulgués par le maréchal Pétain. Seule une assemblée peut être constituante. C’est la raison pour laquelle, en 1958, de Gaulle s’est bien gardé de dissoudre la Chambre.