Penser la guerre ?
Penser la guerre ?
Avec ce livre, Eric Clémens a pour objectif de déterminer comment le phénomène « guerre » est apparu. Parce que s’il est apparu, c’est-à-dire dans certaines conditions de développement humain, il peut selon l’auteur disparaître si l’expérience humaine revient aux conditions d’avant son apparition.
Pour explorer l’émergence de la guerre au sein des sociétés humaines, Eric Clémens critique tout d’abord l’une après l’autre différentes hypothèses : ludique, éco-technique, sociopolitique stratégico-politique et bio-animale. Pour discuter l’hypothèse ludique, l’auteur s’appuie sur le livre Homo ludens de Johan Huizinga qui postule que le jeu précède la guerre : activité libre, gratuite, délimitée dans le temps et l’espace, agonique, réglée mais ouverte au hasard et vertigineuse (p. 21). La théorie éco-technique se base, quant à elle, sur un retournement de l’homme chassé en homme chasseur (selon Barbara Ehrenreich). Les nécessités de la défense encouragent un développement de l’intelligence, des outils et du langage (p. 32). La notion de sacré n’est jamais loin. L’explication sociopolitique, basée sur Pierre Clastres (La société contre l’État, paru en 1974), pense que la guerre est née dans la société tribale pour se protéger de l’émergence de l’État en se mettant, grâce à la guerre, à distance des uns des autres et en empêchant l’émergence de chefs au pouvoir normatif (et donc autre que guerrier). L’explication stratégico-politique prend Carl von Clausewitz comme base de départ et en dégage un triptyque violence massive/jeu stratégique/fin politique (sous un déluge de citations qui confine à la noyade). La dernière hypothèse, dite bio-animale, est très vite mise de côté.
La deuxième partie du livre va ensuite se tourner vers la psychanalyse pour expliquer l’émergence de la guerre. Sigmund Freud est bien sûr commenté (principalement en se basant sur son fameux échange épistolaire avec Albert Einstein en 1932). Sigmund Freud dégage deux types de causes : internes (avec des haines séparatrices) et externes, les différences de vie matérielle et de valeurs (p. 93). Mais Eric Clémens emmène aussi le lecteur consulter Héraclite, Georg Hegel, Emmanuel Kant, Joseph de Maistre, Friedrich Nietzsche et Georges Bataille et Roger Caillois. Il en tire des thématiques vues comme communes dans la conclusion du chapitre où s’entrecroisent État, langage, négativité, puissance, naturalisme et division originaire.
Dans un troisième temps, l’auteur veut démontrer à la suite des deux précédents chapitres qu’il y a deux étapes dans le phénomène « guerre ». La première serait ainsi rituelle et sacrée jusqu’à la souveraineté et la seconde serait celle de la souveraineté dans la déritualisation (p. 116-121, fruit de la distance, de l’anonymat et de la massivité). La conclusion propose d’explorer les liens entre guerre et paix, principalement selon le prisme du langage, et en insistant sur l’ambiguïté du politique.
Cet ouvrage souffre d’un défaut congénital, celui de vouloir construire une définition tout au long du texte, au lieu d’en proposer une de suite quitte à l’amender. Devant originellement être un article de journal, il souffre aussi de sa brièveté. Très philosophique et psychanalytique (lacanien), il fait bon marché de l’Histoire (simplification du lien entre Holocauste et Seconde Guerre mondiale, p. 30, l’annexion de la Serbie en 1999, p. 65, etc.). Sa vision des monothéismes mérite aussi d’être discutée, tant on se rapproche de simplismes dommageables et qui peuvent engendrer des confusions.
Que l’auteur refuse l’idée de morale à la tribu primitive – qui seraient toutes identiques – est aussi dérangeant et on ne sait sur quoi se base Eric Clémens quand il parle de guerriers à mi-temps et de femmes rétives (p. 49). Du côté des sources justement, Raymond Aron n’est cité que pour son livre sur Clausewitz, mais rien sur Paix et guerre entre les Nations. Par ailleurs, il est parfois dur de distinguer l’auteur de ses sources et cela ne rend pas l’ouvrage plus facilement compréhensible. Le concept de guerre comme fête noire, de fête inversée avec le recul de la religion et l’industrialisation a par contre quelques attraits (p. 106), une action festive de plus « diluée dans la passivité spectaculaire, dictée et contrôlée par les profits des annonceurs » (p. 142). Mais malheureusement, la levée de l’interdit de l’inceste par la fête (comme celle du meurtre par la guerre) n’est pas expliquée (d’après Roger Caillois p. 143).
C’est donc un ouvrage hautement spéculatif. À chaque fois que l’auteur se rapproche de la pratique apparaissent les limites d’une telle démarche, comme le montre les nombreuses approximations historiques. La réflexion présentée est loin d’être inutile mais il est douteux qu’elle puisse aider à régler des problèmes politiques immédiats. Si la cause peut aussi être la solution, il faut pouvoir d’abord dénouer ce paradoxe. ♦