Weygand - L’intransigeant
Connu pour ses biographies des généraux de la campagne de 1940, Max Schiavon vient d’en publier une consacrée au général Weygand, après celles relatives aux généraux Georges et Corap. Bénéficiant d’une typographie ouverte et richement illustré, voilà un ouvrage agréable qui se lit avec plaisir. Le choix de l’éditeur de placer en notes in fine, et non en bas de page, constitue toujours une gêne relative pour le lecteur attentif qui ne veut perdre aucune référence ni explication.
L’auteur a pu bénéficier des Carnets, inédits, du général Weygand, qui, même s’ils ont servi au général pour rédiger ses Mémoires apportent toujours une nouveauté. L’ouvrage s’ouvre sur une analyse serrée et remarquablement documentée et référencée sur les origines toujours discutées de la naissance du général Weygand. La thèse qu’il présente, et que le lecteur découvrira, paraît plausible et vraisemblable.
Puis l’auteur s’attache à décrire la carrière de Weygand en passant assez rapidement sur sa formation d’officier de cavalerie jusqu’au poste envié de directeur de l’instruction de l’École de cavalerie, avant de traiter l’époque de la Grande Guerre marquée par une proximité de tous les instants entre Foch et son chef d’état-major, Weygand. Les adversaires de Weygand, et il en a, font remarquer qu’il n’a jamais commandé de régiment avant d’être nommé général. C’est tout à fait vrai, mais il convient de souligner que c’est le cas également des deux chefs d’état-major de l’armée qui l’ont précédé, Buat et Debeney, qui n’ont, eux non plus, « pas eu le temps » d’effectuer une période de commandement régimentaire avant leur accession aux étoiles (en quatre ans de guerre, ils sont tous deux passés du grade de lieutenant-colonel à l’appellation de général d’armée, même si elle n’était pas encore formalisée en 1918, ce qui représente un beau parcours). Ce sera également le cas de son successeur, Gamelin, qui n’aura commandé une demi-brigade de chasseurs (regroupement de trois bataillons formant corps, donc l’équivalent d’un régiment) que trois semaines avant de commander directement une brigade, puis une division, avec brio. L’action de Weygand dans ces fonctions de chef d’état-major est traitée assez rapidement, s’agissant encore de la formation de l’intéressé avant le commandement suprême avant-guerre, puis lors de la campagne de France.
Au sujet des affectations de Weygand en Pologne et en Syrie, le lecteur y découvre bien le rôle de premier plan qu’il a pu y jouer. À noter, que c’est la France, dans le cadre de son mandat sur la Syrie qui a créé l’État central syrien, même si elle l’a fait en s’appuyant, c’est vrai, sur la minorité alaouite, ce qui est un peu à l’origine lointaine de la situation actuelle du pays.
Puis viennent les chapitres consacrés à l’ascension vers le commandement des armées françaises de 1931 à 1935, c’est-à-dire le poste de vice-président du Conseil supérieur de la guerre, après un an d’exercice de la fonction de chef d’état-major de l’armée. L’auteur met l’accent sur les relations plus que difficiles que Weygand entretient avec les ministres successifs, Paul-Boncour et Daladier, difficultés nées de contraintes, et le terme est faible, d’ordre budgétaire, justifiant ainsi le sous-titre de son ouvrage, L’intransigeant. L’auteur explicite également le lancement de la mécanisation effectuée par Weygand, limitée, quand même à 5 divisions d’infanterie (DI), et encore, pas les bataillons d’infanterie, toujours tributaires de la mobilisation pour leur transport, et une seule division légère mécanique (DLM), ce qui fait dire à Weygand, à la parution de Vers l’armée de métier, que « tout existe déjà », position qu’entérine l’auteur. De fait, par ses structures même, l’appareil de production français se prêtait mal à des sorties en masse de matériels militaires.
Pour ces deux affaires, où on ne voit que la seule action de Weygand, peut-être un peu isolée de son contexte général, elles auraient pu gagner en explication en faisant figurer quelques éléments « d’ambiance » pour appréhender réellement et objectivement le rôle que Weygand a pu jouer. S’agissant des difficultés budgétaires, elles sont certes nées d’un changement de majorité, par un net glissement de l’électorat vers la gauche, lors des élections de 1932, mais, encore convient-il d’expliquer pourquoi : la crise économique mondiale (communément appelée « crise de 1929 »), n’a rattrapé la France qu’en 1931, prenant de court le gouvernement en place, et fournissant tous les arguments à l’opposition de gauche, laquelle a gagné les élections. Cela dit, dans ce contexte de crise, les finances publiques étaient dans un tel état de délabrement, que, dans un environnement général où il fallait « sauver le franc », tout en jugulant la crise sociale qui se profilait à l’horizon, tout accroissement des investissements de l’État s’avérait problématique. C’est beaucoup plus en amont, en 1926 et 1927, que tout s’est joué par la décision du tandem Painlevé-Pétain de recourir à la fortification permanente, et en sanctuarisant son budget pour sa construction, deux ans plus tard. Et en cette même année 1928, la situation a encore été aggravée par la diminution du service à un an, forçant les chefs militaires à recourir à la mobilisation dès lors que le pouvoir politique décidait la mise en œuvre de l’outil militaire. Enfin, en 1930, la France perdait sa dernière garantie, en évacuant cinq ans en avance la rive gauche du Rhin. En 1932 et les années suivantes, budgétairement, Weygand n’avait aucune marge de manœuvre. Il faudra attendre 1936, pour que, conscient du péril, alors qu’il avait voté contre tous les budgets militaires auparavant, le président Léon Blum lance un vaste emprunt de défense nationale, à hauteur de 14 milliards. L’exercice du pouvoir ouvre les yeux et fait souvent brûler ce que l’on avait adoré la veille…
Pour ce qui est de la mécanisation, le volume considéré demeure très faible. Mais, les capacités de l’appareil productif français pouvaient-elles permettre d’envisager mieux ? La mise sur pied de la DLM considérée va prendre des années. En ce domaine également, la marge de manœuvre de Weygand était étroite. D’une part, le char de bataille se trouvait interdit dans le cadre de la Conférence du désarmement dont la France était membre, ce qui fait que, jusqu’en 1933, il n’était pas possible d’en concevoir. C’est ce qui explique que les prototypes expérimentaux du char B1 étaient disponibles depuis 1923, alors que les premières commandes effectives du char B1 bis n’eurent lieu qu’en 1936 ! Mais, surtout, le cavalier Weygand ne pouvait se résoudre à créer une véritable arme blindée, qui aurait signifié à moyen terme la disparition de la cavalerie, laquelle était d’ailleurs condamnée sur le champ de bataille depuis les enseignements de la guerre de Sécession ! Le partage des chars entre Infanterie et Cavalerie avec un emploi très différent au sein des deux armes a donc perduré, et, ici, la responsabilité de Weygand, au même titre que celle de son successeur d’ailleurs, se trouve engagée. Il faudra attendre 1942 pour que soit enfin créée l’arme blindée cavalerie. Quant à affirmer en 1934, que « tout ce que réclamait l’auteur de Vers l’armée de métier existait déjà », c’est, pour le moins, faire preuve de beaucoup d’anticipation : de Gaulle, puisque c’est de lui qu’il s’agit, demandait 6 divisions blindées, ce dont l’armée française était loin de disposer et dont elle ne disposerait pas encore en 1939 ! Weygand reprochait à de Gaulle d’user de « relations politiques » pour faire aboutir ses idées, mais n’est-ce pas le rôle même du « politique » de définir la politique de défense du pays, et, partant ses moyens ?
Puis vient la retranscription de la campagne de France. Le choix de l’auteur de suivre Weygand jour après jour est fort judicieux. Le lecteur comprend rapidement que, lorsque le commandement lui a échu, la situation militaire en métropole était sans issue. Concernant l’attitude des Britanniques, il ne faut pas perdre de vue que, dans l’histoire, la Grande-Bretagne ne s’est jamais montrée continentale, du simple fait de la géographie. En 1940, devant l’ampleur de la catastrophe, elle n’a pas failli à cette ligne de conduite. À ce sujet, l’auteur indique bien que si le corps expéditionnaire était d’un volume très moyen, il n’en constituait pas moins une force militaire significative, car quasiment entièrement blindé et motorisé. À Dunkerque, tout ce matériel fut détruit et abandonné.
Mais, si, dans un ouvrage précédent consacré au général Georges, l’auteur expliquait que c’était ce dernier qui avait convaincu Weygand de se résoudre à une défense linéaire, articulée en profondeur sur la Somme et l’Aisne, la « Ligne Weygand », l’armée française ayant perdu ses capacités manœuvrières, ici, cette influence n’est plus évoquée qu’en filigrane. En revanche, au moment des discussions relatives à la poursuite du combat après que cette ligne ait été percée, l’auteur fustige, avec raison, l’idée du « réduit breton », militairement chimérique. Il cite une réflexion curieuse, intéressante et certainement inédite de Weygand pour réfuter le transfert du gouvernement à Alger : « L’Algérie, ce n’est pas la France ! » Enfin, pour conclure avec cette période, on ne peut être que d’accord avec l’auteur lorsqu’il réfute l’idée de complot de Weygand contre les institutions républicaines, sous couvert de la défaite de nos armées.
Puis viennent les chapitres consacrés à la période vichyssoise. Ici, il convient de rappeler à nouveau quelques éléments de contexte. Vichy est tout sauf monolithique, et, en fait, il y eut plusieurs « Vichy » successifs : en 1940, un Vichy collaborateur (Montoire) et réactionnaire ; l’année suivante, avec Darlan, un Vichy technocrate mais qui envisageait la possibilité d’une collaboration militaire (les accords de Paris) ; en 1942-1943, avec le retour de Laval, un Vichy satellite de l’Allemagne, surtout après l’invasion de la zone libre par l’Occupant ; puis, en 1944, dans un climat de guerre civile, un Vichy milicien et totalitaire. Weygand n’aura connu que les deux premiers : par sa note à Pétain du 27 juin, peu après l’armistice, qu’il jugera après-guerre « maladroite », il se pose en fondateur de la « Révolution nationale », puis, mis à l’écart dans une position de proconsul en Afrique du Nord, il s’oppose au « deuxième Vichy » en faisant capoter les accords de Paris. Ce faisant, la posture de Weygand est absolument intenable, car relevant de la quadrature du cercle, ce que l’ouvrage ne souligne peut-être pas assez : sa position consistant à préparer la Revanche, partagée par l’état-major de l’armée (et les chefs d’état-major successifs, Picquendar et Verneau), était en opposition flagrante avec celles du chef de l’État, de Darlan et des ministres de la Guerre successifs, Huntziger, et surtout Bridoux, qui eux, cherchaient un terrain d’entente avec le Reich, par une politique de compromis. La position de Weygand consistait à affirmer : « Les clauses de l’armistice, toutes les clauses, mais rien que les clauses », position qu’il voulait cumuler avec une fidélité perinde ad cadaver envers Pétain qui, pour sa part, suivait une politique toute différente. Le dénouement était fatal : la relève sans aucun égard à sa personne, une mise sous surveillance, et, au moment du débarquement allié en AFN, un rappel à Vichy dont on se demande encore aujourd’hui à quoi sa présence pouvait servir, avant l’arrestation, pour ne pas dire la « livraison » aux Allemands et l’internement en résidence surveillée dans de dures conditions en Allemagne.
L’auteur rend très bien la défense pied à pied dont use Weygand lors de son retour en France, pour se laver des accusations dont il est l’objet, et qui se conclura par une ordonnance de non-lieu.
En bref, un livre très documenté, qui en apprend un peu plus sur la personnalité de Weygand, mais dont on peut seulement parfois regretter l’alignement de l’auteur sur les idées et décisions de son héros. Un peu plus d’esprit critique n’aurait certainement pas nui à l’équilibre général de l’ouvrage. À cet égard, les dernières biographies militaires parues, notamment celles de Christophe Notin portant sur Foch ou Juin font preuve de cet esprit critique, parfois même assez acéré, mais qui leur donne de la densité. ♦