Les hommes libres
La guerre qui oppose depuis 2014 dans le Donbass, région orientale de l’Ukraine, séparatistes pro-russes et forces armées ukrainiennes, a jusqu’ici été traitée essentiellement sous l’angle géopolitique, et très rarement sous l’angle du vécu des participants.
Frédéric Lynn est un jeune français sans formation militaire, proche des milieux nationalistes, qui s’est trouvé amené à rejoindre pour un temps les rangs des séparatistes du Donbass. Arrivé sur place, tombé sous la coupe de deux anciens caporaux de l’Armée française en mal d’autorité, il en recevra quelques rudiments d’instruction militaire et passera par diverses unités de volontaires. Malgré un style souvent quelque peu relâché, Les hommes libres constitue un document précieux, car il nous décrit par le menu le quotidien et l’environnement d’un combattant du Donbass, ainsi que son auteur les a vécus.
On est bien loin ici de la « guerre fraîche et joyeuse » à la prussienne. On y découvre une boue envahissante, le froid, l’alcool, l’inaction, l’ennui, le désordre, une agressivité permanente entre les hommes. On fait connaissance avec un monde glauque, où à l’hôpital des rescapés sont assassinés par des tueurs à gages et où des « personnages louches » viennent réclamer aux chirurgiens une « oreille ou un doigt sectionnés pour toucher la prime que le camp d’en face avait mis sur la tête » des blessés.
Très vite conscient d’avoir mis les pieds dans un « panier de crabes », l’auteur nous décrit « une guerre dominée par les mafias », une « armée de clochards », en somme un comportement digne d’armées du tiers-monde où la tactique visiblement n’est qu’un gros mot.
Lynn nous raconte ainsi un retour d’opération le long d’une voie de chemin de fer : « Les Ukrainiens continuaient d’arroser un peu partout, au hasard. Au lieu de se fondre dans la forêt, le groupe de partisans devint un troupeau absurde qui s’enfuyait le long des rails… Comme dans un cauchemar, ces hommes s’obstinaient à coller aux rails, dans la ligne de tir des Ukrainiens. Ils se marchaient dessus, se bousculaient, en crachotant tels des asthmatiques, trop fatigués pour vraiment courir », avant de conclure : « C’était comme ça dans la milice : pas de planification, improvisation totale, arrogance et nonchalance. Puis au premier coup de feu, panique générale. »
Quelques semaines plus tard, la prise d’un village se fait dans le même style : « De petits groupes de fantassins s’engouffraient dans les ruelles et les potagers, prenant position dans le plus grand désordre. Personne n’avait désigné d’objectifs. La coordination était inexistante. » Monty, un ancien militaire allemand accoutumé à plus de rigueur, « trouvait cet amateurisme et cette désorganisation criminels. Il n’avait jamais vu ça, même chez les Pachtounes d’Afghanistan et les milices arabes »…
L’ennui et l’alcool font souvent mauvais ménage, comme dans cet épisode où Lynn nous décrit ces miliciens qui « buvaient, se montaient la tête durant des heures, puis, d’un coup, tous ensemble sortaient vider leurs chargeurs en automatique dans la direction de l’ennemi ». Cette relative inefficacité militaire est exacerbée par une « conception collective de l’armement », en vertu de laquelle les rebelles arrivaient sans armes sur les positions de combat et empruntaient ce qui avait été laissé par leurs prédécesseurs. Si cette pratique palliait le manque d’armes, elle avait à l’évidence l’inconvénient de nuire au réglage et à l’entretien de celles-ci. Ce laisser-aller généralisé, allié à un manque de volonté politique, explique certainement l’absence d’opérations décisives depuis quatre ans et la stagnation du front, stagnation qui sert d’ailleurs les intérêts des deux parties.
Absent de la bataille de Débaltsevo, l’un des rares affrontements de quelque importance, l’auteur sera finalement témoin d’accrochages, et de pertes dans son unité dues à un bombardement de l’artillerie ukrainienne, dont il gardera d’ailleurs une blessure à la main. Il sera témoin aussi de la période d’intégration forcée des petites unités militaires indépendantes dans l’armée « régulière » de la République de Donetsk qui donna parfois lieu à quelques affrontements fratricides.
La question de l’implication éventuelle des forces armées russes n’est pas évoquée explicitement. Lorsque l’auteur trouve sur le terrain des rations de l’armée américaine, il relativise cette question : « Inutile d’en faire un drame : nous avions nous-mêmes touché plusieurs fois des rations de l’armée russe (bien qu’en nombre très limité). L’assistance réelle ou supposée des uns et des autres à tel ou tel camp n’était pas un point de débat pour nous. Nous l’acceptions, cela faisait partie du jeu. »
Le livre de Frédéric Lynn donne l’impression d’être une matière brute, proche des faits et du ressenti de son auteur. L’ouvrage reste ainsi, conformément à la volonté exprimée au départ, un simple témoignage, « au niveau du soldat et de sa vie quotidienne sur le front ». Il convient donc de le prendre comme tel, comme un témoignage personnel et rien de plus. C’est ce qui fait précisément tout son intérêt.
À le lire, on se rend finalement compte de la distance culturelle qui nous sépare de ce conflit, et de la permanence au-delà du temps de certains comportements ancrés dans la longue histoire. Les pertes énormes subies par l’URSS lors de la Seconde Guerre mondiale ressurgissent certainement à l’esprit de Lynn lorsqu’il écrit : « Je comprends pourquoi les Russes gagnent les guerres… Entassez-les dans des bus et des camions préhistoriques, empilés les uns sur les autres sans espoir de sortie rapide du véhicule si celui-ci était pris à partie… Provoquez chez eux des pertes inutiles dues à la désorganisation et à l’incompétence ; ils auront toujours cet air résigné et se contenteront de boire du thé et de se bourrer la gueule ; 40 % de pertes ? Pas de problème. Hourra ! »
La guerre à l’Est a toujours été différente, on a trop tendance à l’oublier aujourd’hui. Cela devrait en fin de compte nous inciter à revenir vers une approche culturaliste de la stratégie. ♦