Qu’est-ce qu’un chef ?
Comme son titre l’indique, cet essai est avant tout une réflexion sur l’autorité, son essence et ses manifestations. Encore un ouvrage sur l’autorité pourrait-on penser ? Il est vrai que les ouvrages sur le sujet – et plus généralement sur le leadership – ne manquent pas, qu’ils soient le fait d’hommes politiques (1), de militaires (2) ou de philosophes (3). Mais, venant d’un ancien chef d’état-major des armées, le propos mérite incontestablement qu’on s’y arrête.
Un an après Servir, le général Pierre de Villiers poursuit ainsi sa réflexion en passant du registre du testament à celui de la feuille de route. En alliant ses quarante-trois années d’expérience militaire aux récents enseignements issus de sa nouvelle immersion dans le monde privé, l’ancien patron des armées françaises livre un essai qui se nourrit d’une double préoccupation. D’une part, celle de la place de l’homme – ce fameux « facteur humain » – dans les grandes transformations des organisations et des sociétés, dans un contexte d’accélération marqué par une bascule d’un « temps des changements » à un « changement de temps ». D’autre part, de la mise en valeur du rôle du chef, ce meneur d’hommes qui fixe le cap, épouse son époque, et conduit le changement.
Et, de fait, il est beaucoup question d’hommes dans cet ouvrage, à la fois comme particule élémentaire des organisations, mais aussi et surtout comme finalité du changement, car, selon l’auteur, « c’est l’Homme qu’il s’agit de sauver ». Convaincu en effet que « l’équilibre humain est le facteur clef pour faire face à toutes les pressions qui écrasent la vie moderne », le général de Villiers nous livre une fresque percutante des bouleversements en cours dans les organisations, où le changement est devenu l’horizon de toutes les angoisses et de toutes les attentes. À ces constats nourris de plusieurs mois d’observation active des organisations privées, l’auteur adosse sa riche expérience personnelle pour livrer au lecteur ses convictions sur le chef, cet être singulier à la fois « absorbeur d’inquiétude et diffuseur de confiance ». Cœur du propos, cette analyse du rôle du chef, des exigences auxquelles il doit se soumettre et des écueils qu’il doit éviter, se développe crescendo au fil des pages pour culminer dans le dernier chapitre nommé « Vous serez des chefs ».
Si le propos est fluide, dynamique et toujours ancré dans le réel, qu’il nous soit permis néanmoins de partager trois sentiments après avoir refermé l’ouvrage.
D’abord, le sentiment d’être un peu sonné face au foisonnement des prescriptions autour du chef, qui semble devoir cumuler tous les atouts comportementaux pour pouvoir agir. Qu’on en juge par cette liste non exhaustive : le chef doit ainsi posséder des qualités fondamentales (l’envie de l’être, le courage physique, le discernement, le goût de l’effort), des vertus (la compétence, l’ouverture d’esprit, l’expérience) et faire siennes plusieurs recommandations (avoir du charisme, rester humble, être optimiste, rester à sa place, tout en occupant toute la place). Si tous ces traits sont parfaitement développés et illustrés par l’auteur, reste toutefois un sentiment diffus d’inaccessibilité lorsque résonne l’injonction « Alors, “en avant !” » qui clôt l’ouvrage.
Ensuite, le sentiment d’abondance du recours à la notion de « valeurs », sans que la liste de celles-ci ne soit jamais précisément définie. Qu’il s’agisse de « valeurs éthiques », de « valeurs incarnées » ou de « valeurs fondatrices », la seule valeur formalisée est « le souci de la personne dans la durée et quel que soit le temps nécessaire ». Pour le reste, l’interprétation est libre. Ce flou, qui contraste avec la précision de l’énumération des qualités du chef, est sans doute consubstantiel au terme même de « valeurs » qui porte en lui un grand subjectivisme (4). C’est ainsi que le philosophe Rémi Brague, d’ailleurs cité par l’auteur, dit volontiers que « lorsqu’il entend le mot “valeurs”, il sort son revolver ».
Enfin et surtout, le sentiment d’un déséquilibre dans l’insistance sur la position du chef comme devant être au service de ses subordonnés. Incontestablement, l’autorité est une forme de service, et le général Pierre de Villiers, par ses mots et son parcours, en témoigne. Colin Powell, autre grand expert en autorité, ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare dans une citation désormais célèbre : « Leadership is solving problems. The day soldiers stop bringing you their problems is the day you have stopped leading them. They have either lost confidence that you can help or concluded you do not care. » Pour autant, ce service est bien double : vers le bas, pour augmenter l’efficacité du groupe, et vers le haut, pour servir ses chefs. Or, l’emphase est particulièrement mise dans l’ouvrage sur la première forme du service, lorsque l’auteur souligne que « toute autorité est un service et le premier d’entre eux est de dévouer corps et âme à ses équipes » ou encore « qu’un chef n’existe que par et pour ses subordonnés ». On ne peut qu’adhérer à ces constats, mais encore faut-il les compléter en précisant que l’essence du chef est d’être au service de la mission qu’il reçoit de ses supérieurs, et qu’il peut par conséquent légitimement attendre un dévouement – et donc un service – total de ses subordonnés. Dans ce domaine il est, nous semble-t-il, une fausse pudeur que les plus jeunes chefs ne doivent pas développer. Dit autrement, et en paraphrasant Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre chef peut faire pour vous mais plutôt ce que vous pouvez faire pour votre chef. » ♦
(1) La « crise de l’autorité » est un thème récurrent sur lequel la plupart des hommes politiques ont écrit récemment.
(2) Par exemple : Daniel Hervouët, Besoin d’autorité, lettre ouverte à ceux qui forment des futurs dirigeants ; Éditions Balland, Langres, 2017 ; 165 pages.
(3) Par exemple : Robert Damien, Éloge de l’autorité ; Armand Colin, Paris, 2013 ; 560 pages.
(4) Voir sur ce sujet Thibault Lavernhe, « Quand j’entends le mot “Valeurs” », Inflexions, mai 2017.