Foreword—Europe Should Take Back the Mediterranean!
Avant-propos - Que l’Europe se réapproprie la Méditerranée !
La Méditerranée, qui concentre sur une surface particulièrement réduite des enjeux et des acteurs mondiaux, est un laboratoire des tensions et des rivalités mondiales. Actuellement, les rives du théâtre méditerranéen sont en proie à deux crises principales dont les manifestations sur mer prennent des visages différents : concentration de forces navales endogènes et exogènes dans le canal de Syrie, guerre par procuration en Libye. Les trafics d’armes licites ou illicites en sont une conséquence commune, comme les migrations forcées dont les débordements sur mer contraignent notre liberté de manœuvre opérationnelle.
Un espace de compétition stratégique
Les puissances navales se jaugent dans le cadre de ces conflits. En Méditerranée orientale (MEDOR), la Russie a consolidé un pivot logistique à Tartous où elle a basé deux sous-marins classiques et s’affranchit ainsi du verrou des détroits turcs pour accéder aux mers chaudes. Sa flotte « méditerranéenne » rayonne désormais bien au-delà des côtes syriennes. En septembre 2018, lors d’un grand exercice national, elle a voulu ainsi montrer sa capacité à dénier momentanément l’accès à cette zone, qu’elle considère comme son pré carré. Dans un autre registre, les déploiements réguliers de moyens de 1er rang sont de nature à maintenir une certaine pression sur nos propres approches. Les Russes ont acquis un véritable espace de manœuvre qui s’étend désormais jusqu’au Sud de la Crète.
La concentration des forces russes, turques, israéliennes et occidentales en MEDOR crée les conditions de méprises tactiques susceptibles de déclencher une « montée de fièvre » stratégique. La destruction de l’Il-20 russe par la défense aérienne syrienne le 17 septembre 2018 est un bon exemple du brouillard qui règne sur le canal de Syrie : l’offensive d’un raid aérien israélien, passé à proximité de nos propres moyens, a déclenché une riposte mal contrôlée des Syriens qui aurait pu conduire à un malentendu et une dangereuse escalade.
Sous l’effet conjugué de leur bascule stratégique vers la zone Indo-Pacifique et des déclinaisons de la Dynamic Force Employment, les États-Unis sont moins pré sents sur mer en Méditerranée. L’imprévisibilité induite et recherchée impose une coordination plus fine de leurs déploiements avec les alliés. La posture de la Balistic Missiles Defense reste cependant bien assumée alors que le choix de la Turquie de s’orienter vers des systèmes de défense russes fragilise cette stratégie de protection des flancs Sud de l’Europe. Les puissances russe et américaine continuent de se toiser ponctuellement, dans le silence des pistages et au gré des interceptions d’avions de patrouille maritime en mission de reconnaissance dans le canal de Syrie.
Dans ce contexte, la question centrale reste de savoir « qui tient la mer » en Méditerranée ? Parmi les marines européennes, seule la France s’y déploie en permanence loin de ses bases. La plupart des autres marines sont davantage repliées sur leurs approches, en dépit de quelques activités de routine en appui de coopérations multilatérales ou motivées par des projets de soutien aux exportations. La suspension du volet maritime de l’opération de l’Union européenne Sophia est emblématique de cette prudence. L’Otan souffre aussi de ses dissensions internes en Méditerranée. La posture ambivalente turque en MEDOR questionne, en particulier, une organisation en quête de cohésion. Certes, les forces navales permanentes de l’Otan naviguent et participent à des grands exercices très profitables à la préparation des forces et l’Alliance offre ainsi un cadre théorique pour les engagements de haute intensité mais récemment, les opérations militaires du haut du spectre se sont faites dans le cercle restreint France/États-Unis/Grande-Bretagne. En particulier, plusieurs opérations maritimes ont été un catalyseur supplémentaire de l’excellence des relations militaires France/États-Unis. Parallèlement, les liens bilatéraux avec nos partenaires naturelles que sont les marines italienne et espagnole ont été renforcés.
De nouveaux équilibres géopolitiques
Le paysage géopolitique se redessine en mer au gré des solidarités bilatérales et des ambitions économiques. La MEDOR est le principal laboratoire de ce nouveau monde : une alliance inédite entre l’Égypte, la Grèce, Chypre et Israël prend forme autour des gisements gaziers découverts dans leurs zones économiques exclusives (ZEE) ces dix dernières années. L’appétit des grandes compagnies pétrolières occidentales, asiatiques et russes s’aiguise. Certains pays comme le Liban qui tournaient jusque-là le dos à la mer, rêvent de marines plus hauturières pour protéger leurs ressources. La détermination de la Turquie crée les conditions d’un durcissement régional. Cette crise naissante offre à l’Union européenne une belle opportunité d’affirmation de puissance, en appui légitime d’un de ses membres, pour prévenir l’apparition d’un « Spratleys de la Méditerranée ». À défaut, seule l’implication des États-Unis, qui ne sont pas insensibles aux récentes annonces sur l’ampleur des gisements gaziers présents au large de l’Égypte, permettra sans doute de tempérer les prétentions d’Ankara. Ce nouveau jeu méditerranéen se déroule sous le regard intéressé de la marine chinoise en pleine affirmation de puissance : les escales de bâtiments chinois à Toulon sont désormais annuelles.
Dans le même temps, les marines des rives Sud et Est de la Méditerranée s’arment. En 2021, la Turquie se dotera d’un porte-avions. Le Maroc, l’Algérie et l’Égypte renouvellent leurs flottes et s’aguerrissent dans le domaine de la lutte sous la mer. Ces croissances capacitaires portent des messages adressés aux voisinages régionaux : la Turquie à la Grèce et à Chypre, l’Égypte à la Turquie, le Maroc à l’Algérie et réciproquement. Ces marines régionales sont capables de se déployer jusque dans nos approches. Celles avec lesquelles nous avons noué des partenariats stratégiques participent aujourd’hui à la stabilisation des points clés du bassin (Égypte, Maroc). D’autres cherchent à évaluer notre détermination ou à s’affirmer. Ce qui importe, c’est de parler à tous et de se faire respecter.
Ainsi, la rapidité à laquelle la Méditerranée a changé de visage au cours des années récentes est particulièrement remarquable. De nouveaux équilibres s’établissent et il importe de bien les comprendre pour anticiper et, le cas échéant, parer les nouveaux types de tensions qui en résultent. C’est le rôle de notre Marine qui doit résolument maintenir sa présence et sa vigilance dans les zones de crise. Elle est légitime et respectée. Avec ses homologues européennes, elle peut avoir un rôle de sensibilisation en Europe pour que celle-ci mesure l’importance de se réapproprier résolument le théâtre qui l’a vu naître. ♦