La Méditerranée, mer essentielle (février 1957)
Seul espace maritime connu de nos Anciens, la Méditerranée ne représente plus à notre époque que la centième partie de la surface d’eau sillonnée par les lignes de navigation.
Mais l’importance d’une mer ou d’un océan ne se mesure pas à sa superficie : elle tient avant tout à sa position.
Or celle de la Méditerranée, à la jointure de trois continents, est telle que cette mer est et restera toujours « essentielle » non seulement pour les pays riverains, mais pour toutes les nations.
La crise de Suez vient brusquement de le rappeler au monde étonné. L’opinion publique, impressionnée par l’ampleur des conséquences de la fermeture du canal, a repris conscience de l’importance économique de la voie maritime de la Méditerranée, ainsi que de la valeur stratégique de son plan d’eau dont elle commençait à douter. Nombreux étaient en effet les experts – même dans les hautes sphères militaires – qui ne voyaient plus dans la Méditerranée qu’une mer étroite a narrow sea par opposition aux open seas, où il deviendrait impossible de faire opérer des flottes modernes et de maintenir un trafic maritime en cas de conflit.
Au lendemain d’un drame qui vient de nous ramener aux réalités et qui soulève tant de problèmes, il paraît opportun de rappeler, dans cette Revue, ce que représente effectivement la Méditerranée dans le monde d’aujourd’hui du point de vue économique et du point de vue militaire, et d’essayer de définir le rôle de cette mer dans le monde de demain.
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D’abord, la Méditerranée est-elle vraiment une mer étroite ? Penchons-nous avec un peu d’attention sur une carte en tenant bien compte de son échelle.
La surface du plan d’eau, réduite par la présence de nombreuses îles dont certaines ont d’appréciables dimensions, ne représente que six fois celle de la France. C’est peu par rapport aux immenses océans.
Des rivages européens à leurs vis-à-vis, en Afrique, il n’y a jamais plus de quatre cents milles – une petite heure de vol – et souvent beaucoup moins, en particulier à la hauteur des péninsules italiennes balkaniques qui créent de véritables étranglements.
Mais si la Méditerranée n’est pas large, elle est longue, très longue. De Gibraltar aux côtes de Syrie, il y a 44° de longitude de différence.
Superposons deux cartes de même échelle, représentant l’une l’Atlantique Nord, l’autre la Méditerranée, en plaçant Beyrouth à l’entrée de la Manche : Gibraltar se trouve à l’intérieur de Terre-Neuve. Autrement dit, la traversée d’Est en Ouest de la Méditerranée est aussi longue que celle de l’Atlantique Nord, de la sortie de la Manche aux atterrages sur le continent américain.
Si l’on passe à l’hémisphère Sud, on constate qu’il y a beaucoup moins loin de Dakar aux côtes du Brésil que de Port-Saïd à Gibraltar.
Ceux qui eurent l’occasion, dans les dernières années de la guerre de participer aux immenses convois hebdomadaires alliés qui traversaient la Méditerranée d’Ouest en Est, venant de Grande-Bretagne ou des États-Unis, se rappellent combien leur paraissait interminable cette route de Gibraltar à Suez, à la vitesse moyenne de 10 nœuds – huit jours de mer – alors que les convois étaient harcelés de bout en bout par les sous-marins et les avions ennemis.
Le seul trajet le long des côtes de notre Afrique du Nord demandait trois jours. Nos petits caboteurs, qui reliaient Casablanca à la Tunisie pour suppléer au faible débit de la route et de la voie ferrée, ne mettaient pas moins de cinq jours pour assurer ce service.
Pour un cargo ou un pétrolier moderne, il faut encore près d’une semaine pour traverser la Méditerranée de bout en bout.
Tout récemment, on a pu se rendre compte que Chypre est bien loin d’Alger !
Le plan d’eau de la Méditerranée paraît étriqué si on considère un planisphère. À l’échelle qui intéresse le navigateur, ses dimensions sont fort appréciables.
Nous conclurons donc que, du point de vue de la géographie, la Méditerranée ne peut être reléguée au rang des mers étroites. Baignant des côtes appartenant à trois continents, pénétrant profondément dans les territoires de la vieille Europe, faisant communiquer, depuis l’ouverture de l’isthme de Suez, les mers qui desservent d’une part les régions si peuplées du Sud-Est asiatique et de l’Extrême-Orient, et d’autre part, les grandes nations industrielles de l’Europe et du continent américain, la Méditerranée est une mer dont l’importance ne peut que croître avec le développement du monde.
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Il n’est point besoin, en ce moment, d’ajouter de longues démonstrations pour établir cette importance économique. Quotidiens et revues ne cessent de publier études, statistiques, schémas, qui la mettent en évidence. Tout le monde sait aujourd’hui que 90 % du pétrole consommé en Europe vient par la voie méditerranéenne, et que l’arrêt de ce flot de pétrole a des conséquences « qui s’étendent de la plus puissante entreprise au moindre foyer », suivant l’expression qu’employait dans une étude récente, remarquablement documentée, le Journal de la Marine Marchande.
Le marché du pétrole n’est pas le seul à être gravement perturbé par la fermeture de Suez. Les marchés des minerais – tout particulièrement de l’étain et du manganèse – ceux des céréales, des textiles, des oléagineux, du thé, du riz, sont affectés par la hausse des frets et les retards des livraisons.
La courbe du trafic de Suez, écrivait il y a déjà longtemps P. Morand, c’est la feuille de température du commerce du monde.
Les navires qui transitent par le canal appartiennent à toutes les nations.
On comprend dès lors la justesse de la thèse franco-britannique affirmant que la liberté de ce trafic est une nécessité d’ordre international et réclamant des garanties qui ne soient pas de simples promesses. L’intérêt de toutes les puissances maritimes exige que la gestion du canal soit sous un contrôle efficace. La clé d’une des deux portes de la Méditerranée ne peut être laissée, sans risque de fréquentes et terribles crises pouvant aller jusqu’à la troisième guerre mondiale, à la discrétion d’un dictateur haineux, partial et passionné, d’une vanité sans borne, plus soucieux de sa popularité dans le monde arabe que de l’intérêt général.
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Bien sûr, en temps de paix comme en temps de guerre, on peut s’affranchir de la route de Suez. On passait bien par le Cap avant que l’isthme fût percé.
Mais à moins de prétentions excessives de la part des futurs gérants du canal, la voie la plus courte restera naturellement la plus avantageuse et le jeu de la concurrence internationale ne permettra pas plus demain qu’hier, d’en adopter une autre.
On démontre bien qu’avec des pétroliers de 100 000 tonnes, il n’en coûtera pas plus pour amener, par la route du Cap, le pétrole du golfe Persique dans les ports atlantiques. Sans doute, si l’on ne considère que les dépenses du navire : mais il faut aussi tenir compte des investissements auxquels conduit l’emploi de telles unités. Et les inconvénients dus à leur tirant d’eau, à leur longueur, à l’impossibilité de les charger, décharger, caréner ailleurs qu’en certains ports ne permettront pas une exploitation aussi simple qu’on l’imagine parfois : un géant est presque un monstre.
On construira cependant – c’est bien certain – de tels bâtiments, surtout lorsque se développera la propulsion atomique : déjà plusieurs unités de 80 000 t sont sur cale ou en commande, et il faut s’en féliciter, car l’existence de ces navires permettra de se passer du canal aussi longtemps qu’il le faudra, avec le minimum de turbulences, et de résister ainsi aux prévisibles chantages. Mais, la proportion de telles unités dans les flottes pétrolières restera encore longtemps très faible.
On peut aussi multiplier les pipelines pour « shunter » le canal, mais cette méthode risque d’être plus onéreuse que le transport par pétroliers transitant par Suez, et elle offre encore moins de sécurité.
On peut donc conclure que la voie du canal restera la voie normale d’un trafic qui ira croissant.
L’œuvre de Ferdinand de Lesseps fut saluée à juste titre comme marquant une étape dans le développement du monde. Y renoncer serait une régression sur la voie du progrès. Les besoins du monde exigent que l’on poursuive l’agrandissement du canal et non point qu’on renonce à son usage.
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Les événements ont drainé l’attention sur ce trafic de la route de Suez : il ne représente cependant qu’une fraction du trafic maritime méditerranéen.
On compte en moyenne, chaque jour en Méditerranée 750 grands navires de moyen et fort tonnages, à la mer ou en opérations dans les ports. Sur ce nombre, 70 seulement se trouvent sur la route Suez-Gibraltar.
Les autres navires desservent les ports méditerranéens, soit qu’ils les relient entre eux – c’est le cas des paquebots Marseille-Afrique du Nord, des tankers amenant dans ces ports le pétrole puisé aux pipelines du Levant – soit qu’ils appartiennent aux lignes océaniques desservant la Méditerranée d’un côté par Gibraltar, d’autre part par Suez.
Le tonnage que ces navires embarquent et déchargent dans les ports méditerranéens est considérable. Deux cents millions d’hommes – près du dixième de la population du globe – vivent sur les bords du bassin méditerranéen ; c’est par mer que ces populations, le plus souvent séparées de l’intérieur de leur continent, parfois même de leurs voisins, par de hautes barrières montagneuses ou par d’arides et immenses déserts, reçoivent 80 % de leurs importations, dont l’indispensable pétrole, et exportent la presque totalité de leurs productions. Ce trafic ne peut que croître avec le développement incessant de l’économie de ces pays.
Au total, le tonnage circulant en Méditerranée a plus que doublé en vingt ans : que des conditions politiques normales se rétablissent, et la progression se poursuivra, du moins tant qu’il y aura du pétrole sous les sables des déserts d’Arabie, du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord, c’est-à-dire encore pendant pas mal de lustres.
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Comme son importance économique, la valeur stratégique de la Méditerranée n’a jamais été plus grande, quoiqu’on ait dit. Sur ses bords, se trouvent un bon nombre de zones qui furent de tout temps et que l’on peut toujours considérer comme les plus « sensibles » du monde : détroits, Moyen-Orient, Balkans, pays arabes.
Que des conflits éclatent, majeurs ou mineurs, et la voie maritime prend aussitôt une importance décisive.
C’est par mer que l’on peut, dans ce bassin méditerranéen, déplacer le plus aisément des forces de quelque importance d’un secteur à un autre et ensuite assurer leur ravitaillement.
La campagne d’Orient exigea, de 1915 à 1919, une noria incessante de transports entre la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et Salonique. L’Axe ne put maintenir sa campagne de Libye et de Cyrénaïque que dans la mesure où la voie maritime fut praticable. C’est par la Méditerranée que les Alliés lancèrent de puissantes offensives sur l’Europe occupée : aux Balkans, en Italie, en France.
Sans la libre disposition de la Méditerranée, pas d’envoi de renforts à un pays menacé, pas de défense efficace du front Sud de l’Alliance atlantique.
Bien entendu, les forces maritimes ne sauraient opérer aujourd’hui sans intime coopération avec les forces aériennes : l’aviation offre des possibilités étonnantes de transport et d’intervention directe, sans cesse accrues. Et l’action des forces aériennes et navales risque d’être sans lendemain si elle n’est poursuivie par celle de forces terrestres. Comme l’écrivait un critique au lendemain de l’opération de Suez : bombarder n’est pas conquérir, il faut encore occuper.
La voie maritime ne servirait pas seulement, en cas de conflit, à transporter des forces militaires et leur ravitaillement : elle serait précieuse pour assurer les besoins des populations et de leurs industries.
N’en doutons pas : quels que soient les risques, les communications en Méditerranée seraient maintenues et âprement défendues, même au prix de pertes sévères, comme il advint lors des derniers conflits. On ne se résoudrait à adopter une route demandant deux fois plus de bâtiments alors que tout conflit engendre une grande pénurie de tonnage, que si l’on y était absolument contraint.
La Marine britannique a toujours mis la liberté de la route Suez-Gibraltar au premier rang de ses préoccupations. Lorsque, dans le passé, elle dut renoncer au contrôle de cette ligne, elle lutta sans regarder aux pertes, jusqu’à ce qu’elle l’ait repris. Lors de la création de l’Alliance atlantique, elle en souligna la valeur et exigea que le commandement des forces alliées chargées de l’assurer fût un de ses amiraux.
Tout récemment, lors du coup de force de Nasser, le gouvernement britannique rappela avec force sa détermination de lutter pour la liberté de la route de Suez.
La France, l’Italie, la Grèce, la Turquie ne sont pas moins conscientes – et pour cause – de l’importance des communications maritimes méditerranéennes. Pour nous Français, les lignes de navigation avec l’Afrique du Nord sont aussi essentielles – aussi sacrées – que la voie du Rhône ou la ligne Paris-Marseille.
Pour les pays riverains, perdre l’usage de la mer, c’est connaître l’asphyxie.
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Il est vrai qu’un conflit futur entre nations serait probablement très bref. Les armes modernes sont si puissantes qu’un pays peut être terrassé en quelques jours, quelques heures. Les plans doivent aujourd’hui être conçus sous le signe de la rapidité, même de l’instantanéité.
Mais, dans ces opérations, la Méditerranée jouerait encore un rôle déterminant, car son plan d’eau offrirait une plateforme pour les opérations offensives des task forces modernes. Celles-ci, avec leurs moyens aéronavals et amphibies, demain avec leurs engins téléguidés à tête atomique, peuvent agir de plus en plus profondément à l’intérieur des territoires pour soutenir l’action des forces terrestres et aériennes.
Théorie, disent certains : si l’ennemi dispose de forces aériennes, ces marines ne pourront opérer en Méditerranée.
Bien sûr, il y a toujours du risque quand on combat un ennemi puissant et le danger augmente quand on s’en rapproche. Mais le navire a l’avantage d’être mobile. Et les dimensions de la Méditerranée permettent toutes les manœuvres tactiques concevables ainsi que d’amples déplacements stratégiques.
La Marine américaine n’hésite pas à maintenir sa sixième flotte en Méditerranée et elle a maintes fois affirmé son intention de l’utiliser pour la défense du front Sud de l’Europe s’il était attaqué. Risquerait-elle ses plus précieuses unités, telles le Forrestal et le Coral Sea, si elle n’était convaincue de pouvoir assurer convenablement leur protection ? Elle est cependant plus apte que toute autre marine pour peser les risques des opérations aéronavales face aux armes nouvelles.
J’ajouterai que si le danger aérien risque d’être plus grand en Méditerranée que dans d’autres zones, le péril sous-marin y serait sans doute moins redoutable.
Il sortirait du cadre de cette Revue de débattre ces problèmes tactiques : je rappellerai seulement que le récent débarquement franco-britannique vient encore de démontrer que l’emploi de porte-avions en Méditerranée restait indispensable pour l’appui des forces terrestres, en liaison avec les forces aériennes.
Bref, quelle que soit la nature du conflit, la Méditerranée constituerait en quelque sorte la plateforme centrale permettant à la fois d’aiguiller et de lancer les réserves, pour soutenir l’attaque comme la défense, et de ravitailler les forces en action.
Comme dans le passé, la victoire finale ne pourrait aller à celui qui n’en aurait pas le contrôle.
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Ces rapides considérations conduisent à une conclusion d’actualité.
Flanc Sud de l’Europe occidentale, route du pétrole et des produits du Moyen et de l’Extrême-Orient, la Méditerranée est aussi « essentielle » que l’Océan, la Manche et la mer du Nord, pour les pays de l’Alliance atlantique.
Ces pays ont tous besoin, pour leur économie comme pour leur sécurité, de la liberté des communications à travers la Méditerranée comme à travers l’Océan, et cela suppose la liberté de la route de Suez.
Sur un sujet aussi vital, les Alliés ne peuvent rester divisés : leur intérêt commun exige une totale et loyale solidarité.
La puissante, mais lointaine Amérique croit-elle pouvoir s’assurer, seule, d’une manière durable, l’attachement du monde subtil et changeant du Moyen-Orient, et de l’Islam effervescent au voisinage des masses communistes et asiatiques ?
Comme le démontre l’exposé parfaitement objectif qui suit (1), dû à un éminent spécialiste du trafic du canal, l’organisation qui vient d’être répudiée par le colonel Nasser, au mépris des règles les plus élémentaires du droit international, donnait toute satisfaction aux usagers du monde entier, en contribuant au mieux à la prospérité de l’Égypte. L’Alliance occidentale, qui réunit des nations essentiellement maritimes, et dont la force repose en grande partie sur la liberté des communications par mer, ne peut, sans déchoir, admettre une telle perturbation et se résigner à une nouvelle situation qui ne lui donnerait point les mêmes garanties, en temps de paix et aux heures graves. ♦
(1) Contre-amiral Lucas : « La gestion du canal de Suez », RDN, février 1957, p. 186.