Les événements du 11 septembre, la deuxième Intifada et la guerre d’Irak ont complètement modifié les conditions de la coopération en Méditerranée. Il est désormais impossible de faire semblant de considérer ces événements comme des péripéties minimes qui ne mettent pas en péril le fond de ce projet politique.
La Méditerranée au prisme du nouveau panorama stratégique (mai 2004)
Du Partenariat de Barcelone au « Grand Moyen-Orient »
Les événements du 11 septembre, la deuxième Intifada et la guerre d’Irak ont complètement modifié les conditions de la coopération en Méditerranée. Il est désormais impossible de faire semblant de considérer ces événements comme des péripéties minimes qui ne mettent pas en péril le fond de ce projet politique.
Comme le constate Christoph Zöpel : « En raison de leurs relations de voisinage avec les régions du Moyen-Orient (1) et du Sud de la Méditerranée, les pays d’Europe sont plus affectés de manière différente et immédiate que les États-Unis à la fois par le conflit israélo-arabe et le conflit d’Irak. Ils ont bien plus intérêt que les États-Unis à prévenir l’escalade et promouvoir la résolution des conflits et leur action est plus fortement influencée par ces motifs » (2).
Il s’agit donc de repenser de fond en comble le Partenariat euroméditerranéen (PEM) à la fois dans son contenu et dans son champ d’application.
Le processus de Barcelone : une vision datée ?
Le Partenariat de Barcelone correspondait à une vision apaisée des relations internationales. Cette vision s’inscrivait dans une dynamique de sécurité liée à la fin de l’Union soviétique et à l’amorce du processus de paix israélo-palestinien. À bien des égards, la Déclaration qui a été signée à Barcelone en 1995 ne pourrait plus être adoptée dans les mêmes termes aujourd’hui. Cependant, les enjeux politiques, de développement et de sécurité qui ont engendré ladite Déclaration demeurent plus que jamais essentiels. La situation actuelle au Moyen-Orient ne fait qu’en renforcer la pertinence. Cependant, il s’agit désormais de voir comment la situation se décline après deux années d’événements tragiques et, s’il est possible malgré tout, de dégager une démarche, une relance qui englobe la question du Moyen-Orient qui soit aussi une réponse aux projets de Greater Middle East américain.
Coopérer sur un champ de ruines : analyser les effets de la crise
Les conséquences du 11 septembre
À bien des égards, le 11 septembre 2001 a été un tremblement de terre dans les relations internationales. Frappés au cœur par des terroristes islamiques radicaux d’origine arabe, les États-Unis s’engageaient certes dans une lutte antiterroriste tous azimuts, mais aussi amalgamaient à cet objectif une lutte contre la prolifération qui débouchait en moins d’un an sur la guerre en Irak. Les conséquences de ces décisions politiques pèsent lourdement sur l’espace méditerranéen et moyen-oriental.
La « terrorisation » des relations internationales
par les États-Unis : « la guerre contre la terreur »
La lutte contre le terrorisme islamique, telle que définie par les États-Unis, a induit une organisation mondiale à laquelle tous les pays du monde doivent coopérer de gré ou de force. Le document publié par la Maison-Blanche : The National Security Strategy of United States en septembre 2002, est particulièrement explicite. Le président George W. Bush amalgame sous un vocable unique : « War against terror », à la fois le terrorisme et le risque de prolifération. Cette globalisation de la menace, réelle ou supposée, permet de justifier une action globale sur le monde et, notamment, la guerre « préventive » (preempive war). À bien des égards, on peut considérer la guerre faite en Irak comme la manifestation directe de cette doctrine. Nous écrivions en 2002 : « La lutte contre le terrorisme islamique trouve ses limites dans l’universalité de ses implantations et la porosité des sociétés mondiales. (…) Cette lutte sera longue et essentiellement de l’ombre. C’est pourquoi la « reterritorialisation » de la menace (telle qu’elle est exercée vis-à-vis de l’Afghanistan) s’est avérée indispensable pour répondre au choc de la « défaite » du 11 septembre » (3).
Stefano Silvestri résume de façon très éclairante ce problème, en trois parties :
• « Prévention » totale (ou intervention totale) : quand les États-Unis interviennent où et quand ils veulent.
• Répression mondiale : un système intégré de sécurité se met en place.
• Mission de stabilisation renforcée : combinaison d’intervention préventive et défensive (4).
Les États du monde et notamment ceux du tiers-monde n’ont d’autres choix que de coopérer ou d’en subir les conséquences. La contrepartie en serait une meilleure coopération économique et un développement accru par les bienfaits de l’OMC (WTO) et du libre-échange. La démocratisation des États autoritaires semble être aussi un de ces objectifs, tels que les néoconservateurs (MM. Kagan, Perle, Kristol, etc.) l’ont martelé dans tous les médias à l’occasion du conflit irakien et tels qu’ils se retrouvent dans la stratégie de sécurité nationale déjà évoquée. Ce mouvement emporte son lot de déstabilisation et, ce, même si la situation désastreuse de l’Irak post-guerre ne confirme pas, et c’est un euphémisme, les espoirs mirifiques et les rêves des « neo-cons ».
La suspicion sur le monde musulman et le risque de l’amalgame
Il ne faut pas se voiler la face, les événements du 11 septembre ont provoqué une inflexion du regard du monde occidental à l’égard du monde arabe. La confusion entre terrorisme islamique radical et islam est une réalité dans certains esprits (5).
Aux États-Unis, ce phénomène a pris un accent inusité avec la mise en accusation quasi directe de l’Arabie saoudite ou les critiques systématiques de certains groupes de pression ou d’individus portant le débat sur la sphère universitaire.
Les effets de la deuxième Intifada
Comme l’a noté récemment Alvaro de Vasconcelos : « La détérioration du défunt processus de paix, qui en réalité commença avec l’assassinat de Rabin par un extrémiste juif et l’avènement du gouvernement de Netanyahu, contamina de façon croissante le dialogue politique et de sécurité du Partenariat euro-méditerranéen » (6).
L’ostracisation d’Israël est désormais une réalité intrinsèque. La spirale violence-répression-terrorisme est devenue, le quotidien en Israël et en Palestine. Elle est aussi devenue, celui des opinions publiques arabes gavées d’images du conflit. Les relations (modestes) engagées depuis les accords d’Oslo entre États arabes et Israël sont (en dehors de la Jordanie) revenues au plus bas. Il est donc impossible à l’heure actuelle d’imaginer une quelconque relance du dialogue politique du processus de Barcelone. Cet état de fait paralysa la conférence de Marseille de novembre 2000 et bloque toujours le processus.
Par ailleurs, la systématisation des attaques suicides contribue à la dégradation de l’image des Palestiniens dans l’opinion publique internationale. Le risque que cette stratégie fait courir à la cause palestinienne est très grave. En effet, quel que soit le regard que l’on porte sur l’action militaire brutale des Israéliens en Palestine, rien ne peut justifier les attentats suicides meurtriers visant la population civile. L’utilisation de méthodes identiques est progressivement en train de dégrader l’image de la revendication palestinienne et de l’assimiler à celle d’Al-Qaïda. Nous nous trouvons donc en face d’une double rupture : rupture politique d’une part, et rupture dans les imaginaires respectifs du monde musulman et du monde occidental.
Cette crise s’accompagne désormais du choc émotionnel de la guerre d’Irak.
Les effets de la guerre d’Irak
La déstabilisation du Moyen-Orient
Les néoconservateurs croyaient que du désordre sortirait un ordre. Force est de constater que le Moyen-Orient ne semble pas suivre ce chemin. La déstabilisation de l’Arabie saoudite est une réalité, l’Iran est sous pression et les mouvements islamistes se portent bien. Bruno Tertrais fait remarquer que « dans le même temps, cette nouvelle défaite d’une armée arabe face à une armée occidentale est de nature à nourrir le complexe d’infériorité militaire ressenti depuis longtemps par une grande partie des élites de la région. Elle risque également de susciter un nouvel “effet guerre du Golfe”, c’est-à-dire de contribuer à ancrer chez les dirigeants des puissances régionales l’idée selon laquelle seuls des moyens dits asymétriques ou non conventionnels, tels que la prolifération ou le terrorisme peuvent aider à faire face à cette hyperpuissance militaire américaine ; paradoxalement, cette guerre pourrait ainsi amplifier les menaces qui ont justifié son déclenchement… » (7). Seule une hypothétique « sortie par le haut » de la crise irakienne pourrait modifier la situation actuelle dans le sens d’une stabilisation. La « victoire » diplomatique du renoncement de la Libye aux armes de destruction massive (ou plutôt à leur reliquat) n’est qu’une victoire à la Pyrrhus et n’a pas d’impact réel sur l’évolution du Moyen-Orient.
La pression sur la Syrie, le Liban et l’Iran
La question irakienne n’est qu’une des facettes de la nouvelle situation stratégique au Moyen-Orient. Son évolution devrait être le fruit de deux facteurs. Soit les États-Unis gagnent leur pari en Irak et l’idée d’un remodelage « coercitif » du Moyen-Orient pourrait redevenir une réalité, soit la situation continue de se dégrader et les forces d’opposition locales profiteront du vide laissé par l’Amérique pour pousser leurs feux dans les pays structurellement faibles ; c’est-à-dire presque tous.
« Contraints volens nolens à prendre en charge en Irak, comme en Afghanistan, le chantier du Nation-Building », note encore Bruno Tertrais, « les États-Unis entendent s’attaquer ensuite au remodelage de la région, avec comme priorité la zone Israël-Liban-Syrie et ensuite sans doute la zone du Golfe, avec en ligne de mire l’Arabie saoudite mais aussi l’Iran, future puissance nucléaire » (8) ; mais ce n’est qu’un des scénarios. L’autre peut être une accélération de la déstabilisation de la zone, telle que semblent vouloir la jouer les forces terroristes en action en Irak, et il n’est pas sûr qu’elles soient exclusivement locales. La dynamique Al-Qaïda cherche à s’appuyer sur le rejet des États-Unis dans une situation troublée et floue pour marquer des points en cherchant le pourrissement et une bataille d’usure.
Une nouvelle économie du Golfe en gestation ?
L’arrivée (et le maintien ?) des Américains en Irak va-t-elle modifier profondément les relations économiques de la zone moyen-orientale et, par là, les échanges mondiaux ? Il est vraisemblable que la prise de contrôle, au moins indirecte, du pétrole irakien n’était pas totalement absente de l’esprit des conquérants de Bagdad. Elle n’était pas forcément déterminante de la prise de décision définitive (9). Aujourd’hui, le pétrole irakien (aux réserves abondantes) est un élément important du jeu pétrolier, il n’en est pas une des pièces maîtresses, même si les besoins futurs de l’Asie, et surtout de la Chine, en forte croissance, vont aller en augmentant (10). C’est beaucoup plus dans la diversification des sources (vis-à-vis notamment de l’Arabie saoudite) qu’il faut chercher des explications.
Cependant, dans l’esprit des analystes et des Think Tanks néoconservateurs comme dans le document de la Maison-Blanche de septembre 2002, on a noté l’intention d’appliquer à la zone moyen-orientale et ailleurs les recettes du libéralisme américain. Créer un grand marché libre au Moyen-Orient à partir de l’Irak (une fois reconstruit) apparaît alors un objectif à moyen terme.
Cette vision-là n’est pas la vision européenne et les dix dernières années ont montré que le libéralisme pur appliqué sans garde-fous pouvait provoquer des ravages y compris dans des économies réputées stables (Argentine, par exemple). La démarche européenne, telle que développée d’abord dans le Partenariat pour la paix avec l’Europe centrale et orientale, puis avec le Partenariat euro-méditerranéen peut trouver ici un point d’application ; une alternative politique crédible pour la reconstruction de l’Irak puis pour la zone tout entière.
Le Partenariat de Barcelone est-il menacé ?
Au vu de ce tableau relativement sinistre et globalement pessimiste, peut-on encore défendre une logique pertinente du partenariat euro-méditerranéen ? La tentation du repli existe. Elle parcourt l’Europe et chaque pays à un moment où les difficultés économiques poussent à se réfugier dans le pré carré national. Malheureusement ou heureusement, une telle solution n’est pas tenable. La Méditerranée comme le Moyen-Orient pèsent sur nos sociétés par leur proximité géographique et le poids des phénomènes de toutes natures qu’ils exportent jusqu’en Europe (présence d’une considérable communauté musulmane, effet Al-Qaïda, rôle des hydrocarbures, répercussions du conflit israélo-palestinien, etc.).
De ce point de vue, on peut s’associer à l’analyse de l’ambassadeur Amre Moussa, Secrétaire général de la Ligue arabe, défendant un investissement plus fort de l’Europe au Proche-Orient : « Le rôle européen dans la paix n’est pas celui du curieux et du généreux, mais celui du concerné et du menacé par les conséquences de la détérioration de la situation dans cette région » (11). L’attente des pays arabes, mais aussi de la Turquie, vis-à-vis d’une initiative européenne au Moyen-Orient est une réalité à prendre impérativement en compte. D’une certaine manière, ceux-ci ne veulent plus rester dans un tête-à-tête stratégique avec les États-Unis dont ils ne peuvent que subir une relation à tous égards inégale et disproportionnée.
Il est donc indispensable de faire survivre le PEM et qui plus est, de lui donner une nouvelle vigueur et une nouvelle extension, mais comment ?
Constat n° 1 : le PEM doit survivre mais ses modalités doivent évoluer
On ne peut imaginer une relance politique du PEM tant que la crise israélo-palestinienne demeurera à ce niveau de violence et de paralysie. La partie « coopération politique » ne peut rester qu’au niveau minimal qui est le sien depuis la conférence de Marseille d’octobre 2000.
Il serait cependant désastreux d’arrêter le processus de Barcelone, mais il faut impérativement le faire évoluer pour le préserver. En l’état des blocages de toutes natures qui existent aujourd’hui, on peut proposer les alternatives et solutions suivantes. Plutôt que de se placer dans une dimension défensive, on suggère de se placer dans une démarche dynamique.
Préserver et renforcer la coopération technique
La véritable force du PEM réside dans le formidable réseau de solidarité qui s’est mis en place autour de la Méditerranée. Des milliers de programmes sont en œuvre ; ils structurent un espace de coopération qui touche tous les strates sociales et économiques : du grand projet d’infrastructure au microprojet. Il faut donc continuer de mettre l’accent sur des coopérations transversales impliquant des sujets d’intérêts majeurs communs (environnement, mer, infrastructures énergétiques, télécommunications). Cette démarche doit être couplée avec le développement des microprojets qui assure le liant des sociétés des deux rives (femmes, droits de l’homme, urbanisme, médias, etc.). Les succès modestes du PEM tiennent à ces petits programmes. Le PEM est d’abord un ensemble de réseaux liant les hommes, les pays et les rives. Or, depuis quelques années, la tendance de la Commission est à privilégier les grands projets pour des facilités de gestion administrative. Il faut rééquilibrer les deux pôles du partenariat et renforcer le lien à un moment où les suspicions mutuelles tendent à croître.
Dans ce schéma, le programme Meda (12) joue un rôle inappréciable. Il aide, certes, les États partenaires à mettre leurs économies en conformité avec les règles du libre-échange, mais il est aussi un soutien à l’investissement et manifeste la volonté concrète de l’Union de renforcer l’insertion de la région méditerranéenne au système économique européen. Coopération de développement et de solidarité vont donc de pair avec la mise aux normes mondiales de la compétitivité. Cette approche est une démarche politique, mais la dimension politique du PEM est paralysée par les problèmes évoqués plus haut.
Coopération politique : une approche « à la carte »
Le PEM sous sa forme indivisible n’est plus viable. Si les principes doivent demeurer, il faut pouvoir surmonter les blocages par une politique appropriée.
Toutes les parties de la Méditerranée ne connaissent pas une situation aussi difficile que le Proche-Orient. Même si la plupart des pays sont concernés par les problèmes évoqués plus haut, il est possible de proposer des coopérations renforcées à un groupe d’États souhaitant aller plus loin ensemble dans un domaine précis (qu’il soit politique ou technique). À partir de ce qu’on appellera le principe de la « tâche d’huile », on cherchera ensuite à agréger d’autres pays à cette coopération initiale. Le Maghreb apparaît aujourd’hui la zone méditerranéenne avec laquelle il serait possible d’ouvrir des coopérations en matière de sécurité, de lutte antiterroriste, mais aussi de projets sociaux ou de protection de l’environnement. On pourrait alors préconiser un recentrage autour d’un nouveau 5+5 (13), comme la réunion de Sainte-Maxime (qui n’était qu’une simple reprise de contact) des 9 et 10 avril 2002 et celle de Tunis de décembre 2003, le laissent penser et à condition que les pays du Maghreb fassent un effort pour communiquer entre eux. On peut également rechercher des actions ad hoc, moins institutionnelles et plus concrètes.
Se concentrer sur le Maghreb apparaît à tous égards nécessaire et fructueux. Il faut envisager en parallèle, de façon plus ambitieuse et plus large la nouvelle situation stratégique au Moyen-Orient. La relance du PEM passe aussi par la création d’une initiative européenne dans cette région.
Constat n° 2 : le Moyen-Orient doit faire l’objet d’une initiative particulière
La déstabilisation globale du Moyen-Orient créée par la guerre d’Irak peut s’avérer totalement préjudiciable pour l’Europe. Il ne faut pas laisser les pays du golfe Arabo-Persique en tête-à-tête avec les États-Unis, alors même que la conquête de l’Irak a été vécue par les opinions publiques comme une agression et une occupation.
Sans présumer de l’avenir proche de la présence américaine dans ce pays, l’UE doit être capable de proposer des ouvertures politiques qui viennent en appui de ce qu’il faut considérer lucidement comme un « fait accompli ». À cet égard, on peut appliquer à une initiative européenne regardant le Moyen-Orient les réflexions formulées par Martin Ortega à l’égard du seul Irak : « La question aujourd’hui est : peut-il y avoir une politique européenne commune vis-à-vis de l’Irak ? La réponse doit être affirmative pour deux raisons. Premièrement, les principes et valeurs contenues dans le Traité de l’Union européenne (qui correspondent peu ou prou aux valeurs et principes contenus dans les constitutions nationales) ne peuvent être défendus par les États-membres seuls. Définir une politique commune et l’endosser via des actions spécifiques est la seule voie pour mettre les Européens en accord avec leurs convictions. Deuxièmement, les citoyens européens veulent que les États nationaux et l’Union européenne définissent des politiques étrangères qui tiennent compte desdits principes et valeurs communes et contribuent à leur application la plus large » (14). Par ailleurs, si créer une politique commune sur le principe de cohérence est indispensable, autant mettre en œuvre ladite politique en matière d’influence et, tout bonnement, de sécurité est absolument vital. L’Europe doit s’assurer que l’onde de choc de l’action américaine en Irak ne produise pas trop d’effets négatifs sur sa propre stabilité.
À l’occasion de la 40e conférence de Munich sur la politique de sécurité (Verkunde), le ministre allemand des Affaires étrangères, Joshka Fisher, a fait des propositions visant à une « nouvelle initiative transatlantique pour le Proche et le Moyen-Orient » (15). Il suggère une « stratégie commune » de l’Union pour le Proche-Orient élargi et un « processus méditerranéen commun de l’Otan et de l’Union européenne ». Il ne s’agirait pas d’une fusion mais d’une étroite concertation visant au renforcement et à la complémentarité des deux initiatives. Encore plus récemment, le ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin a proposé un véritable « partenariat avec le Moyen-Orient » (16). Il faut prendre la balle au bond et s’attaquer à des propositions concrètes. On peut alors suggérer de créer une stratégie commune pour le Moyen-Orient et connecter celle-ci avec celle pour la Méditerranée du 19 juin 2000. Les objectifs en sont globalement les mêmes. Elle doit impliquer l’Irak et ses voisins occidentaux (Syrie, Jordanie, Turquie), les pays du Golfe et l’Iran. Son contenu doit aborder les questions de sécurité, de non-prolifération, de coopération économique, mais aussi la problématique de la démocratie, des droits fondamentaux et des droits de l’homme. Cette initiative ne peut pas être lancée sans associer les États-Unis à sa réalisation, mais le mouvement peut en être engagé par l’Union seule, car la politique étrangère et de sécurité de l’Union doit avoir sa logique propre. Elle peut permettre aussi, comme le suggère M. Ortega, de rapprocher les politiques étrangères nationales européennes. La France, la Belgique et l’Allemagne peuvent reconnecter leurs démarches sans trop de difficultés avec celles de l’Italie, de l’Espagne et de la Grande-Bretagne. On pourrait alors retrouver la cohérence perdue par la crise.
Cela étant, il ne s’agit pas d’absorber le Moyen-Orient dans le PEM. On se placerait alors dans une perspective d’élargissement de la coopération qui finirait par perdre son sens et son impact. Comme le note Éric Philippart : « De l’autre côté, inclure l’Irak dans le Partenariat Euromed nécessiterait de repenser ledit partenariat. Conserver la Méditerranée comme la principale référence géographique serait de plus en plus difficile après l’inclusion de l’Irak » (17). C’est pourquoi il faut mettre en place une action spécifique à l’égard du Moyen-Orient qui serait connectée à une stratégie commune pour la Méditerranée renouvelée et, si nécessaire, reliée ou harmonisée aux actions développées dans le cadre du PEM ; mais elle conserverait sa logique autonome.
Des éléments récents semblent montrer un infléchissement intéressant de l’Union européenne. La Commission vient de soumettre au Conseil un « rapport intermédiaire sur un partenariat stratégique avec la Méditerranée et le Moyen-Orient » (18). Les grandes lignes de cette stratégie seraient : le principe de la notion de partenariat réaffirmé ; l’accent mis sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient ; la prise en compte des particularités de chaque pays ; la poursuite des actions déjà entreprises comme le Partenariat Euromed ou la coopération avec le Conseil de coopération du Golfe ; le rappel des engagements économiques de l’UE, mais aussi de ses buts en matière sociale et de droits de l’homme ; l’engagement fort dans la résolution du conflit israélo-palestinien ; la cohérence avec la politique de sécurité et de défense de l’UE (PESD).
Vis-à-vis de l’initiative Greater Middle East, la Commission propose que l’UE définisse une approche « complémentaire mais distincte ».
Cette initiative n’est pas réellement éloignée de nos suggestions. La différence se fera sur la capacité à élaborer un projet européen cohérent vis-à-vis du Greater Middle East et dans le concret des propositions qui seront faites aux partenaires méditerranéens et moyen-orientaux.
Pour nous, comme pour la Commission, la connexion avec l’Otan ne pose pas de problème en soi. Elle nous apparaît au contraire complémentaire pour peu qu’on laisse à l’action de cette institution sa dimension essentiellement orientée vers le militaire et la défense et que le Dialogue méditerranéen de l’Otan soit bien cadré dans cette dimension-là, incluant l’information mutuelle, la transparence, la formation, et les mesures de confiance et ne se pose pas en concurrent de l’action européenne proprement dite. Le Sommet de l’Otan d’Istanbul, les 28 et 29 juin, devrait apporter quelques éclaircissements aux futures orientations dudit Dialogue.
Ainsi, on aurait en parallèle des projets avançant à plusieurs vitesses qui permettraient à l’ensemble de progresser de façon beaucoup plus rapide qu’aujourd’hui ou, en tout cas, de ne pas freiner les développements sectoriels ou locaux les plus dynamiques.
En conclusion, en dépit des très graves difficultés actuelles, il est possible d’imaginer une relance des processus de coopération. L’Union européenne en constitution ne peut pas demeurer l’observateur passif d’une stratégie qui la dépasse. Elle doit construire elle-même sa périphérie, qui, dans l’hypothèse d’une adhésion de la Turquie, ira bien jusqu’au Golfe. Il faut aborder « de façon stratégique les défis de la modernisation et de la stabilisation du Proche et Moyen-Orient » (19), disait encore Joschka Fisher. L’Union doit aussi surmonter les logiques exclusivement sécuritaires qui s’imposent maintenant pour revenir sur l’idée de co-développement et de stabilité partagée qui animait les fondateurs de Barcelone.
De ce point de vue, on s’associe avec l’ambassadeur tunisien Ounaïes qui affirmait : « Le concept de partenariat fondé sur l’admission de la parité, intègre et dépasse notre passé commun, tout en étant porteur d’une immense promesse d’intelligence et de solidarité. C’est cette promesse qui dessine notre horizon commun (20). » ♦
(1) Traditionnellement en France et en Grande-Bretagne, le Proche-Orient englobe les pays du Levant ; le Moyen-Orient, les pays du Golfe, Iran compris ; mais le Greater Middle East américain comprend tous les pays musulmans, de la Mauritanie à l’Afghanistan à l’exclusion de la Turquie (membre de l’Otan). Dans notre approche qui est celle de l’UE, les pays du Proche-Orient sont inclus dans le Partenariat euro-méditerranéen. On parle donc de celui-ci et du Moyen-Orient.
(2) « Consequences for German Foreign Policy » ; Carlo Masala (ed.), September 11 and the future of the Euromediterranean Cooperation ; ZEI Discussion Paper C120, 2003, p. 13.
(3) J.-F. Daguzan : « Ordre et désordre après le 11 septembre », Géoéconomie n° 24, 2002, p. 50.
(4) « L’Union européenne, les États-Unis et le Moyen-Orient : quelques scénarios » ; Martin Ortega (ed.), « L’Union européenne et la crise du Moyen-Orient », Les Cahiers de Chaillot n° 62, juillet 2003, p. 52.
(5) Voir Ahmed Driss : « After September 11, is there a future for the Barcelona Process? » ; Carlo Masala (ed.), September 11 and the future of the Euromediterranean Cooperation, op. cit., p. 56.
(6) « The future of EMP security cooperation » ; Carlo Masala (ed.), September 11 and the future of the Euromediterranean Cooperation, op. cit., p. 45.
(7) « La chute de Babylone », Fondation pour la recherche stratégique, Annuaire stratégique et militaire 2003, Odile Jacob, Paris, p. 55.
(8) Idem.
(9) Clémentine Lemaître : « La conflictualité du pétrole au Moyen-Orient », Jean-François Daguzan & Pascal Lorot (ed.), Guerre et économie, Ellipses, Paris, 2003, p. 185-201.
(10) Martin Ortega : « Iraq: a European point of view European Union Institute for Security Studies », Occasional Papers n° 40, décembre 2002, p. 17.
(11) « Les relations euro-arabes », Défense Nationale, août-septembre 2002, p. 50.
(12) Meda : mesures d’accompagnement financières et techniques dans le cadre du PEM.
(13) Processus de coopération en Méditerranée occidentale (dit dialogue 5+5), lancé en 1990 à Rome, regroupant 5 pays maghrébins (Tunisie, Algérie, Maroc, Mauritanie et Libye) et 5 pays européens du bassin occidental de la Méditerranée (France, Portugal, Espagne, Italie et Malte).
(14) Martin Ortega : « Iraq: a European point of view, European Union Institute for Security Studies », Occasional Papers n° 40, décembre 2002, p. 27-28.
(15) Texte officiel en français du discours du 7 février 2004.
(16) Le Figaro du jeudi 19 février 2004, p. 1 et 2.
(17) « The Euro-Mediterranean Partnership: Unique Features, First Results and Future Challenges », CEPS, Working Paper n° 10, avril 2003, p. 14.
(18) Euromed Report, issue n° 73, 23 mars 2004.
(19) Discours du 7 février 2004, op. cit.
(20) « Les enjeux de l’Euro-Maghreb », Défense Nationale, idem, p. 56.