Sortir du chaos – Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient
Sortir du chaos – Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient
Un récit magistral servi par une réflexion percutante ! Telle est l’impression qui ressort de la lecture du nouvel opus de Gilles Kepel, fin connaisseur du Moyen-Orient et de la rive Sud. L’auteur, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure, brosse une fresque des crises et conflits qui ont ensanglanté le monde arabo-musulman de la guerre du Kippour (1973) et du premier choc pétrolier – qui marquent, selon lui, le crépuscule du nationalisme arabe et l’émergence d’un « proto-jihad » financé par l’islamisation de l’arme du pétrole – jusqu’à l’enjeu planétaire de la bataille du Levant et de l’après-Daech (2018).
La première partie (1973-2010) au titre évocateur (« Le baril et le Coran ») retrace l’irruption progressive de l’Islam politique sur la scène régionale, servi par un jihad international entretenu par la révolution islamique iranienne de 1979, la guerre Iran-Irak (1980-1988) et la guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques (1980-1989). En 1989, le jihad est victorieux du communisme, mais il est mis en échec par l’arrivée massive des États-Unis au Moyen-Orient. Il se recentre donc sur le pourtour méditerranéen, que ce soit en Algérie (1992-1997), en Égypte, en Bosnie (1992-1995) ou à travers les territoires palestiniens (première Intifada) ; il sera mis en échec par des gouvernements acculés qui luttent pour leur survie. Pour survivre et se développer, le jihad se « mondialisera » et sortira des frontières traditionnelles de l’aire arabo-musulmane pour s’implanter au-delà, frappant à partir de 2001 les États-Unis, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Le déclenchement de la seconde Intifada en Israël-Palestine sera perçu comme l’exception confirmant la règle. Cette mondialisation du terrorisme islamiste nourrira en retour la montée en puissance des néo-conservateurs, en Amérique du Nord comme en Europe, dont les interventions militaires – en Afghanistan comme en Irak (2001-2010) – nourriront une troisième génération jihadiste.
La deuxième partie (2011-2017) décrit avec force détails cette troisième génération jihadiste nourrie du double chaos engendré par les « printemps arabes » et l’émergence du « Califat » autoproclamé sous la houlette de plusieurs mouvements islamistes radicaux bien décidés à changer de stratégie, abandonnant la lutte clandestine élitiste prônée par Al-Qaïda pour miser sur un ancrage territorial bien identifié. Gilles Kepel montre comment la chute des despotes tunisien, égyptien, yéménite et libyen ouvre la boîte de Pandore, bouleverse les sociétés et fait émerger la mouvance des Frères musulmans qui prônent un islam politique de nature à bouleverser les équilibres régionaux. Il souligne le choix cornélien des dirigeants occidentaux comme des autocrates locaux tiraillés entre défense de la démocratie et l’accroissement du chaos, ou l’endiguement de ce même chaos et le soutien à la contre-révolution orchestrée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Le dernier chapitre de cette deuxième partie décrypte la guerre civile en Syrie et sa rapide internationalisation, soulignant les stratégies des uns et des autres.
En deux chapitres à la fois très riches et très denses, la troisième et dernière partie se focalise, d’une part sur la fracture du bloc sunnite (illustrée par le blocus du Qatar, la montée en puissance du prince héritier en Arabie saoudite et ses conséquences régionales, notamment au Yémen et au Liban, et la débâcle sunnite en Irak), d’autre part sur l’enjeu planétaire actuel de la bataille du Levant où se confrontent les principaux acteurs mondiaux et régionaux. La conclusion est limpide : la sortie du chaos ne passera que par la reconstruction de la Syrie et de l’Irak, et par une solution politique inclusive qui rende espoir aux populations sunnites ostracisées. Pour cela, les principaux acteurs doivent se parler et s’entendre. À défaut, le chaos continuera et l’islamisme radical mutera une nouvelle fois en une quatrième génération jihadiste, dématérialisée celle-là, qui affecte déjà nos sociétés européennes avec l’espace cybernétique et les réseaux sociaux.
Comme l’éditeur le souligne en quatrième de couverture, cet ouvrage « éclaire les choix décisifs qu’auront à faire Emmanuel Macron, Vladimir Poutine ou Donald Trump, ainsi que les peuples et les dirigeants de ces régions – mais aussi les citoyens de l’Europe ». Le cahier de cartes en couleurs inédites conçues par Fabrice Balanche éclaire intelligemment le propos de l’auteur et fait ressortir les principaux enjeux géopolitiques actuels. La chronologie très détaillée permet de remettre les différents chapitres en perspective. La plume est alerte, vive et incisive, rendant la lecture très agréable, ce qui ne gâche rien. Certes, on pourra s’étonner de l’absence de notes de bas de page, mais l’ambition de l’auteur n’était pas de faire œuvre d’académisme, mais bien plutôt de livrer au lecteur le fruit de ses décennies d’expérience passées sur le terrain à interviewer les acteurs des crises qu’il synthétise avec brio. Au bilan, nous avons là un ouvrage remarquable qui servira longtemps de référence aux étudiants et aux chercheurs en mal de repères et de contextualisation. ♦